La reconstruction de l’économie, et la prévention de ce qui pourrait autrement devenir une dépression d’une dizaine d’années, nécessitera une approche soutenue et réfléchie qui, par nécessité, devra être gérée par le gouvernement. Il est important à cet égard d’améliorer à la fois la quantité et la qualité du travail pour réparer les fractures existantes et éviter des ruptures causées par des vagues d’infection subséquentes.

Introduction : revenir en meilleure posture

La pandémie de la COVID-19 et la crise économique subséquente ont mis en lumière plusieurs vieilles fractures sur le marché du travail canadien. Réparer ces faiblesses structurelles est une condition préalable essentielle pour rouvrir l’économie – et la maintenir ouverte – une fois que l’urgence sanitaire immédiate sera passée et que nous commencerons à reprendre le travail. Manquer à relever ces défis amplifiera les conséquences de cette crise pour des millions de Canadiens et de Canadiennes, ainsi que pour notre stabilité sociale et économique globale. Nous nous retrouverons alors plus vulnérables face à la prochaine pandémie ou à tout choc d’une ampleur comparable.

La présente analyse répertorie les dommages causés au marché du travail canadien par la pandémie et la récession subséquente. Elle examine comment la précarité et l’inégalité qui ont influé sur l’emploi bien avant l’arrivée de la COVID-19 ont aggravé les effets la pandémie. Elle aborde ensuite plusieurs priorités pour une réforme de la politique du travail afin de rendre les emplois plus sûrs, plus stables et plus équitables, y compris les avantages qui en découlent tant pour l’économie que pour la santé publique.

Il est difficile de comprendre l’ampleur quantitative des bouleversements sur le marché de l’emploi causés par la pandémie. Cette récession est unique dans l’histoire du Canada en ce que l’activité dans des secteurs entiers de l’économie a été délibérément réduite pour prévenir la contagion. Par conséquent, les chiffres d’emploi et la production ont diminué plus rapidement et plus abruptement que durant n’importe quel ralentissement cyclique normal. Plusieurs secteurs orientés vers les consommateurs ont été fermés, littéralement en quelques jours. Alors que cette situation était déjà suffisamment grave, se sont ensuite mises en branle les réactions en chaîne plus typiques de la macroéconomie. Ainsi, la fermeture des magasins a interrompu les commandes des détaillants auprès des grossistes qui, eux, ont cessé de passer des commandes auprès des fabricants. En conséquence, la fermeture de ces premiers secteurs de services s’est rapidement étendue au reste de l’économie. Bien que certains emplois de première ligne perdus dans le secteur des services au début du confinement commencent à réapparaître, une deuxième série de mises à pied plus graves et permanentes est attendue. Les entreprises dans toutes les industries adaptent actuellement leurs effectifs et leurs capacités à ce qui, de l’avis de plusieurs, sera un recul à long terme de la demande pour leurs produits et services[1].

Si les premières fermetures pouvaient être qualifiées de « choc d’offre », les répercussions sur la demande globale se font dorénavant également sentir. Les consommateurs et les entreprises ont perdu des revenus importants et ont subi un choc profond sur le plan de la confiance et des attentes. Ils ne reviendront pas immédiatement dans l’action, même une fois la propagation communautaire du virus maitrisée, une victoire que le Canada n’a pas encore remportée et qui est de plus en plus improbable au sud de la frontière. Sans le leadership macroéconomique considérable et soutenu du gouvernement, je m’attends à ce que moins de la moitié des emplois perdus dans le ralentissement immédiat soient rétablis au cours de la première année. L’économie traversera ensuite plusieurs années de chômage élevé et de sous-exploitation.

À défaut d’une gestion adéquate, cette situation pourrait facilement se transformer en une dépression d’une dizaine d’années. Un plan de reconstruction ambitieux, semblable à la reconstruction d’une économie après-guerre et mis en œuvre à travers des investissements soutenus dans les infrastructures publiques, les services publics et l’embauche directe dans le secteur public, nous permettrait de retrouver notre potentiel beaucoup plus rapidement[2]. C’est le gouvernement qui devra nécessairement piloter un tel effort. Il représente la seule force économique qui dispose de ressources financières suffisantes, de l’autorité et de la capacité nécessaires pour planifier et actionner, à l’échelle nationale, la relance des mécanismes normaux d’une croissance économique autonome.

Le choc des fermetures sur l’emploi a été dramatique et sans précédent. Selon Statistique Canada, le taux de chômage officiel s’élevait à 13,7 % en mai, un sommet dans l’histoire canadienne de l’après-guerre[3]. Mais ce n’est que la partie visible de l’iceberg : ce taux officiel ne prend pas en compte les personnes théoriquement « employées » (c’est-à-dire inscrites sur la liste de paie d’un employeur), mais qui ne travaillent pas du tout. Il exclut également les personnes sans emploi qui travaillaient avant la pandémie et aimeraient travailler, mais qui ne sont pas « activement à la recherche d’un emploi » selon les critères de Statistique Canada. (L’appel des responsables de la santé publique aux Canadiens et Canadiennes de rester chez eux a eu des effets évidents sur la « recherche active d’un emploi! »). Ces travailleurs sont considérés comme ayant « quitté » la population active et ne sont donc pas inclus dans le décompte officiel des chômeurs. Enfin, les mesures officielles ne tiennent pas compte de l’énorme perte d’heures de travail subie par des millions d’autres travailleurs employés, mais sous-utilisés. Une mesure plus large et plus réaliste du chômage indique que plus de 30 % de la population active effective du Canada n’a plus d’emploi[4]. Selon ce chiffre, nous sommes déjà en pleine crise économique. Les décideurs politiques ont donc pour défi de s’assurer que cette crise, contrairement à la dernière, ne dure pas une décennie et, bien entendu, qu’elle ne se termine pas par une guerre.

La perte d’emploi résultant de la pandémie a été douloureusement élevée parmi les travailleurs dont la vulnérabilité date bien d’avant l’éclosion du virus. Les récessions ont toujours tendance à frapper plus durement les personnes à faible revenu, mais cette récession est probablement la plus inégalitaire de l’histoire du Canada. Le tableau ci-dessous résume l’incidence disproportionnée sur l’emploi subie par divers segments de la population active du Canada, mesurée de février à mai. Quel que soit le critère utilisé dans les enquêtes sur la population active de Statistique Canada, les personnes occupant un emploi précaire et mal payé subissent les effets les plus graves du chômage, et par ordre de grandeur. Les femmes ont été 50 pour cent plus susceptibles de perdre leur emploi que les hommes. Les jeunes travailleurs ont perdu leur emploi 2,5 fois plus rapidement que ceux âgés de plus de 25 ans. Les travailleurs du secteur privé, non syndiqués, temporaires, embauchés depuis peu de temps, moins éduqués et immigrés sont beaucoup plus nombreux à avoir perdu leur emploi. Les mesures de soutien du revenu et les plans de relance doivent tenir compte de la forte inégalité des effets du ralentissement économique et orienter leurs avantages et possibilités vers les travailleurs qui en ont le plus besoin[5].

Un autre indicateur d’inégalité, non inclus dans le tableau, est la corrélation choquante entre le niveau des salaires et la perte de travail. L’économiste David Macdonald[6] a analysé les données microéconomiques sur la main-d’œuvre et a découvert que tandis que la moitié des travailleurs à bas salaire (moins de 16 $ de l’heure) ont perdu tout ou la majeure partie de leur travail durant les premiers mois de la pandémie, presque aucun travailleur dans le décile du revenu le plus élevé (48 $ de l’heure et plus) n’a subi le même sort.

(Évolution de l’emploi fév. à mai 2020 (données non désaisonnalisées))

Source : Calculs de l’auteur à partir de l’enquête sur la population active de Statistique Canada, divers tableaux.

Le chevauchement entre la suppression et la précarité d’emplois est à la fois évident et prévisible. Après tout, du point de vue des employeurs, le but des relations de travail atypiques et à la demande consiste à faciliter des ajustements plus immédiats, moins coûteux et plus transparents de la demande de main-d’œuvre en fonction des conditions économiques et du marché. Il n’est donc pas surprenant que les travailleurs occupant des postes non permanents et précaires soient les premiers à perdre leur emploi lors des fermetures. Les conséquences, pour la reprise future de l’emploi, la cohésion sociale et même la santé publique, de la concentration d’une telle souffrance économique dans les segments déjà vulnérables de la société sont terribles. Si les travailleurs qui, au départ, n’ont pas eu accès à des emplois stables, à du soutien du revenu et à des avantages sociaux (p. ex. les congés de maladie payés[7]) sont maintenant laissés à eux-mêmes pour exister dans un marché du travail post-COVID en ruine, nous ferons inévitablement face à une concentration des difficultés, de l’exclusion et du dysfonctionnement. Un tel développement affaiblirait gravement le respect collectif des mesures de protection et la confiance sociale qui ont contribué à l’effort immense du Canada pour circonscrire la COVID-19.

Après la pandémie, la qualité et la stabilité du travail doivent être améliorées à plusieurs égards pour soutenir une réouverture durable et saine des lieux de travail et une reconstruction économique et sociale plus large[8].

Remédier à ces vieilles fractures structurelles sur le marché du travail n’est pas qu’un impératif moral, mais également une nécessité économique.

Il sera essentiel de ramener tous les travailleurs à leur plein potentiel et de soutenir leur effort de travail continu (en supprimant les barrières économiques et sociales à leur participation et à leur productivité) pour reconstruire à la fois la quantité et la qualité du travail après la pandémie et pour prévenir les ruptures causées par des vagues d’infection subséquentes.

Lieux de travail sains

La priorité absolue dans la reconstruction de l’emploi après la COVID-19 doit être la mise en place de mesures efficaces et rigoureuses pour protéger les lieux de travail contre toute nouvelle contagion. Rétrospectivement, les employeurs et les autorités ont tenu pour acquise la sécurité de nombreux travailleurs au début de la pandémie. Le risque d’infection était évident pour de nombreuses professions, dont les chauffeurs de taxi et de services de transport privés, les personnes hébergées en grand nombre dans les camps de travailleurs des sables bitumineux et du secteur agricole, et les conditionneurs de viande, mais peu de mesures ont été prises jusqu’à l’apparition de foyers d’éclosion dévastateurs.

Des systèmes de sécurité rigoureux sur le lieu de travail nécessiteront une réorganisation spatiale des postes de travail, des équipements de protection de première qualité et des procédures détaillées régissant les déplacements, les quarts de travail, les possibilités de nettoyage et bien plus. Ces mesures seront coûteuses et pourraient obliger des secteurs entiers à revoir leurs modèles d’affaires, mais elles seront essentielles pour prévenir de nouvelles épidémies qui court-circuiteraient l’ensemble de la réouverture économique. Il sera essentiel de prévoir des congés de maladie payés afin de permettre aux travailleurs, quelle que soit leur situation d’emploi (employés, entrepreneurs et indépendants), de s’absenter du travail sur recommandation (pendant deux semaines ou plus). Le coût de ces mesures devra être socialisé à travers l’offre publique (éventuellement en élargissant les prestations d’assurance-emploi). Si les travailleurs perdent des centaines de dollars en restant chez eux pour prévenir une infection, beaucoup d’entre eux seront contraints d’ignorer les recommandations médicales et iront travailler quand même.

Travailler à domicile

Cinq millions de Canadiens et de Canadiennes travaillaient à domicile au plus fort de la pandémie, soit trois fois plus qu’avant. Cette hausse du travail à domicile ne durera pas : de nombreuses raisons expliquent pourquoi les arrangements permanents de travail à domicile ne sont ni efficaces ni durables, tant pour les employeurs que pour les travailleurs. Or, on verra sans aucun doute une certaine augmentation permanente du travail à domicile. Bien que ce dernier ait constitué un important coussin pendant la pandémie, il comporte des risques et des défis majeurs que les employeurs, les décideurs politiques et les syndicats devront aborder. Les employeurs ont une obligation de diligence concernant la santé et la sécurité des travailleurs qui effectuent un travail rémunéré à domicile, et des procédures formelles traitant de ces questions devront être mises en place (de l’ergonomie à l’éclairage et au câblage, en passant par les risques élevés de violence domestique).

Des normes de rémunération équitables devront être créées, y compris concernant les allocations de frais de bureau à domicile, tout comme des standards pour protéger la limite des heures de travail normales (malgré le chevauchement du travail et de la vie privée). Certains employeurs, préoccupés par un éventuel « relâchement » de la part des travailleurs, utilisent abusivement les technologies numériques pour surveiller, contrôler, voire discipliner les travailleurs à domicile (notamment des moniteurs avec webcam intégrée, des localisateurs GPS et des compteurs de frappes). Ces pratiques doivent être strictement contrôlées ou interdites, indépendamment de l’endroit où le travail est effectué, et à plus forte raison au domicile des travailleurs.

Réglementer la précarité

Les stratégies d’emploi précaire ont directement contribué à la propagation de la pandémie. Ainsi, le recours déplorable aux travailleurs temporaires et d’agences a été un facteur crucial dans la catastrophe qui s’est produite dans les foyers de soins de longue durée (en particulier dans les maisons privées à but lucratif[9]). Si nous voulons que les travailleurs, même dans les emplois dits « subalternes », tels que les soignants, les nettoyeurs et les vendeurs au détail, fassent leur travail efficacement et en toute sécurité, dans l’intérêt de la sécurité publique, alors nous devons organiser, protéger et rémunérer leur travail en conséquence.

L’interdiction des stratégies d’emploi précaire est une réponse légitime dans certaines industries clés (comme l’a fait le gouvernement de la Colombie-Britannique dans le domaine des soins de longue durée[10]). D’autres mesures comme l’imposition de limites légales aux pratiques de travail précaire (telles que l’interdiction pour les employeurs de se soustraire à leurs obligations normales en reclassant artificiellement les travailleurs dans la catégorie des entrepreneurs), des règles applicables aux marchés publics (par la définition de critères de qualité pour les emplois dans le cadre de projets et de services financés par les pouvoirs publics) et des négociations collectives contribueraient également à limiter la croissance du travail précaire et à s’assurer que les travailleurs occupant ces emplois sont traités comme des êtres humains et non comme des intrants de production fournis « juste à temps ». En fin de compte, cela permettra d’améliorer la qualité et la sécurité du travail qu’ils effectuent pour nous tous.

Leadership du secteur public

La part des emplois de la fonction publique dans l’emploi total augmente progressivement depuis des années. Bien que certains considèrent cette tendance comme le signe d’un gouvernement hypertrophié, elle est en fait stimulée par des forces économiques naturelles et positives. À mesure que leurs revenus augmentent, les citoyens et citoyennes veulent allouer une plus grande part de la production à des services publics de qualité (notamment les soins de santé et l’éducation)[11]. Pendant la récession liée à la COVID-19, la part du secteur public dans l’emploi total a enregistré une hausse spectaculaire. Là encore, il faut s’en féliciter et non le déplorer. Tout d’abord, les services fournis par ces travailleurs (notamment les nouvelles fonctions telles que le dépistage et la recherche des contacts) sont importants et valables. Les emplois du secteur public ont été beaucoup plus stables que ceux du secteur privé. Et les dépenses en faveur de l’augmentation de l’emploi direct sont un moyen important pour le gouvernement de relancer le processus macroéconomique après le choc causé par la COVID-19.

Une activité gouvernementale élargie qui stimule l’emploi, les revenus et les dépenses peut contribuer à restaurer une confiance économique générale (notamment dans le secteur privé). Il est donc d’autant plus important de résister aux appels prévisibles à l’austérité budgétaire au lendemain de la pandémie. Tant que les politiques monétaires et financières restent raisonnables, le secteur public canadien peut supporter des dettes beaucoup plus importantes, aussi longtemps que nécessaire. Toute autre alternative, p. ex. la réduction des services publics et de la fonction publique, aggraverait et prolongerait inutilement la récession actuelle et compromettrait la santé publique.

Protéger la sécurité de revenu

Les trous béants dans le filet de sécurité sociale du Canada ont été mis en évidence de façon frappante lorsque la pandémie s’est déclarée. Pendant des années, le régime d’assurance-emploi a exclu la plupart des chômeurs canadiens de toute prestation en raison de ses exigences onéreuses et arbitraires en matière d’heures de travail. Compte tenu des millions de Canadiens et de Canadiennes qui ont perdu leur emploi en raison de la pandémie et des risques de calamité personnelle et sociale éventuelle si ces personnes n’avaient pas eu accès à une protection du revenu, le gouvernement fédéral a mis en place un tout nouveau système de sécurité du revenu. Cette réponse est articulée autour de la Prestation canadienne d’urgence (PCU) et complétée par diverses autres mesures, dont une subvention salariale visant à prévenir les mises à pied avant toute chose. Sans couvrir tous les travailleurs, la PCU est plus universelle que l’assurance-emploi : contrairement à cette dernière, elle couvre les travailleurs à temps partiel, les entrepreneurs et les travailleurs indépendants, voire certains travailleurs « à la demande[12] ». Le système de prestations forfaitaires de la PCU (500 $ par semaine) est particulièrement avantageux pour les travailleurs occupant des emplois précaires, qui ont autant, sinon plus, souffert d’horaires inadéquats et irréguliers que de faibles salaires horaires.

La PCU (ou une mesure similaire) devra être prolongée jusqu’à ce que le marché du travail retrouve son élan. Ensuite, les objectifs visant un accès universel et un niveau de prestations plus élevé, partiellement atteints grâce à la PCU, devront être maintenus. Certains employeurs qui offrent de bas salaires se plaignent que de telles mesures compliquent le recrutement et la rétention de la main-d’œuvre, particulièrement les employeurs de secteurs comme le commerce de détail et l’hôtellerie, dont les emplois précaires et mal rémunérés ont été difficiles à pourvoir bien avant l’instauration de la PCU. La réponse à ce défi est évidente : ces employeurs doivent améliorer leurs pratiques en matière d’emploi en offrant de meilleurs salaires et, surtout, des horaires plus stables et plus réguliers, s’ils souhaitent que leurs employés fassent preuve d’efforts considérables et de loyauté.

Voix, représentation et pouvoir

Le fil conducteur de toutes ces réformes essentielles post-COVID en matière de travail est la nécessité pour les travailleurs d’avoir voix au chapitre et la capacité à influencer leurs conditions de travail. De nombreux travailleurs dans des emplois précaires et mal rémunérés ont continué à travailler à proximité de leurs clients et de leurs collègues, alors même que le virus faisait rage dans la société. Aucun cadre et peu d’administrateurs (en dehors des établissements de santé) n’ont fait face à de tels risques ou à des contraintes économiques les obligeant à risquer leur vie en allant travailler. Mais les personnes qui comptent sur chaque heure de travail pour payer leur loyer et faire leurs courses seront plus susceptibles de se rendre sur des lieux de travail dangereux malgré les menaces qui pèsent sur elles et sur leur famille. Les histoires tragiques de travailleurs canadiens décédés des suites de la COVID-19 contractée sur le lieu de travail parce qu’ils continuaient à accomplir leur travail par nécessité économique tout en sachant qu’ils pouvaient être infectés, constituent une véritable calamité dans ce qui a été, autrement, un grand effort national pour vaincre cette pandémie[13].

Les travailleurs doivent avoir la possibilité d’exprimer leurs préoccupations, d’abord et avant tout concernant des conditions de travail sûres, et obtenir des réponses. Lorsque les travailleurs pourront organiser et exprimer leur voix et leur pouvoir collectifs, leurs lieux de travail seront plus sûrs, leurs emplois, plus équitables et la société, plus forte et plus saine. Nous devrons déployer un éventail de stratégies pour trouver un terrain d’entente plus équilibré en vue d’une négociation des conditions de travail, tant à l’échelle microéconomique des lieux de travail individuels qu’à l’échelle macroéconomique des politiques économiques et sociales nationales. À priori, il faudra :

  • mettre en place un environnement plus favorable à l’organisation syndicale et à la négociation collective;
  • mettre en place des structures sectorielles ou professionnelles pour améliorer les conditions de travail;
  • mettre à l’essai des structures innovantes de représentation et de négociation (notamment auprès des travailleurs occupant des emplois atypiques, comme les pigistes et les travailleurs à la demande).

Tous ces éléments contribueraient à créer un marché du travail plus réactif aux priorités des travailleurs et à améliorer la sécurité et la viabilité de l’emploi.

La pandémie de la COVID-19 a modifié de façon spectaculaire les opinions et les attitudes des Canadiens et des Canadiennes. Nous avons pris conscience des risques courus par les travailleurs essentiels pour nous aider tous à traverser la crise. Ces personnes comprennent non seulement les travailleurs de la santé et les premiers intervenants, mais aussi les personnes occupant des emplois plus « subalternes » tels que les nettoyeurs, les soignants ou les caissiers dans la vente au détail. Nous nous rendons à nouveau compte de l’importance d’un gouvernement fort et flexible pour nous protéger contre les catastrophes, qu’elles soient épidémiologiques ou économiques. Des millions de Canadiens et de Canadiennes ont compté sur le soutien du revenu offert par le gouvernement pour traverser la période de confinement, et cette réalité va changer les politiques de soutien du revenu au cours des années à venir. Les vieux réflexes consistant à vilipender les bénéficiaires d’un soutien du revenu en les accusant de ne pas le mériter ou de manquer d’ambition perdront du terrain. Enfin, nous reconnaissons que le bien-être de tous les Canadiens et Canadiennes dépend de la santé, de la sûreté et de la sécurité de chacun dans nos collectivités, même des plus modestes parmi nous. Notre sens de l’intérêt collectif et de la protection mutuelle est plus fort après la pandémie. Nous réalisons aujourd’hui que si les travailleurs à faible revenu occupant des emplois précaires sont livrés à eux-mêmes pour affronter seuls les crises économiques et sanitaires, sans soutien ni protection appropriés, ils pourraient porter le prochain virus jusqu’à nos portes, en même temps que la pizza ou l’achat en ligne qu’ils livrent.

Pour toutes ces raisons, je suis prudemment optimiste que la pandémie de la COVID-19 et la crise économique qui l’accompagne inspireront une approche plus inclusive, plus compatissante et plus interventionniste des politiques du marché du travail. Nous pouvons commencer à réparer les fractures évoquées précédemment et bâtir une économie et une société plus fortes, plus productives et plus viables. Voilà une petite lueur d’espoir dans ce moment catastrophique de notre histoire.

  1. L’annonce récente de Bombardier de licencier 2 500 employés dans l’ensemble de ses activités de fabrication, principalement au Canada, est un exemple inquiétant de cet effet. Voir Atkins, E., « Bombardier cuts 2,500 aviation jobs as pandemic hammers business-jet market », The Globe and Mail, 5 juin 2020 (abonnement requis).
  2. Dans un autre article, j’explique de façon plus détaillée cette analogie de la reconstruction après-guerre. Voir Stanford, J., « We’re going to need a Marshall Plan to rebuild after COVID-19 », Options politiques, 2 avril 2020.
  3. Statistique Canada, Enquête sur la population active, mai 2020, Le Quotidien, 5 juin 2020.
  4. Voir Stanford, J., « StatCan says 13% of Canadians aren’t working — but the true number is more like 30% », Toronto Star, 9 mai 2020.
  5. Ce point est souligné avec éloquence par Scoffield, H., « Argue against the CERB all you want — this is why you’re wrong », Toronto Star, 16 juin 2020.
  6. Macdonald, D., The unequal burden of COVID-19 joblessness, Behind the Numbers, CCPA blog, 8 mai 2020.
  7. Les prestations de congé de maladie payées par l’employeur sont accessibles à moins de la moitié des salariés canadiens, et à seulement un dixième des travailleurs à bas salaire, voir Chen, W., et Mehdi, T., Évaluation de la qualité des emplois au Canada : une approche multidimensionnelle, Direction des études analytiques : documents de recherche, Statistique Canada, 10 déc. 2018; Ivanova, I., et Strauss, K., Paid sick leave finally on the agenda: Here’s why it matters, Blogue de Policy Note, 27 mai 2020; et Macdonald, D., 1.4 million jobless Canadians getting no income support in April, Behind the Numbers, CCPA blog, 23 avril 2020.
  8. Plusieurs de ces thèmes sont abordés de façon plus détaillée dans Stanford, J., 10 Ways to Improve Work After COVID-19 Pandemic, Centre for Future Work, 3 juin 2020.
  9. Armstrong, P., et al., Re-imagining Long-term Residential Care in the COVID-19 Crisis, Centre canadien de politiques alternatives, 2020.
  10. Harnett, C., « Long-term care workers limited to one facility only under new rules », Victoria Times Colonist, 10 avril 2020..
  11. En langage économique, les fonctions publiques constituent donc un « bien supérieur », démontrant une élasticité du revenu de la demande supérieure à l’unité.
  12. Les pigistes, les travailleurs à la demande et les autres travailleurs occupant des emplois atypiques pouvaient bénéficier de la PCU s’ils étaient enregistrés auprès de l’Agence du revenu du Canada et avaient gagné au moins 5 000 $ l’année précédente. Même ce seuil modeste excluait plus de la moitié de la catégorie plus large des travailleurs à la demande du secteur numérique. Voir Jeon, S., et Ostrovsky, Y., Les répercussions de la COVID-19 sur l’économie à la demande : préoccupations à court et à long termes, Statistique Canada, 20 mai 2020.
  13. Voir, par exemple, les histoires déchirantes de chauffeurs de taxi de Toronto, de conditionneurs de viande de l’Alberta et d’ouvriers agricoles de l’Ontario décédés de complications liées à la COVID-19, malgré une connaissance approfondie des risques de contagion sur le lieu de travail dans leurs secteurs respectifs : McGran, K., « 10 Pearson taxi and limo drivers have died in COVID-19 pandemic, union says », Toronto Star, 5 mai 2020; Dryden, J., « Mourning family of Cargill COVID-19 death feel left behind by company », CBC News, 24 mai 2020; Baum, K., et Grant, T., « Essential but expendable: How Canada failed migrant farm workers », The Globe and Mail, 2020 (compte requis).

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