Lors des confinements imposés par la COVID-19, le système d’assurance-emploi du Canada s’est révélé incapable de couvrir dans une mesure suffisante la main-d'œuvre canadienne touchée et, sur le plan administratif, n’a pas réussi à faire face à la vague de demandes de prestations qui affluait de toutes parts. L’auteur du présent document propose des idées de réformes politiques, et montre pourquoi les Canadiens ont besoin d’une assurance-salaire en premier lieu.

À la mi-mars, alors qu’on a demandé à des millions de Canadiens de cesser d’aller au travail et de rester chez eux pour éviter la propagation du virus de la COVID-19, le système de l’assurance-emploi (AE) a failli à sa tâche.

C’est un peu le même scénario qui s’est produit avec l’American Insurance Group durant la crise financière de 2008 : un organisme vaste, complexe et opaque qui fonctionnait assez bien, mais n’avait jamais été conçu pour faire face à tant de demandes à la fois[1].

L’AE a échoué sous au moins deux aspects cruciaux. Premièrement, elle n’a pas pu couvrir suffisamment de Canadiens membres de la population active soudainement confrontés à un congé, à un licenciement ou à une importante chute du nombre de leurs heures de travail rémunérées. Au début du mois d’avril, un petit peu plus du tiers des travailleurs canadiens étaient sans emploi, y compris les personnes qui ne cherchaient pas de travail durant les arrêts et celles qui étaient employées, mais avaient perdu l’ensemble ou la majorité de leurs heures de travail payées[2]. Deuxièmement, sur le plan administratif, l’AE n’a pas réussi à faire face à la vague de demandes de prestations. Comme le ministre responsable du programme l’a ensuite confirmé, les estimations les plus favorables du temps de traitement des millions de demandes reçues étaient de non moins de 18 mois[3].

Chacun des ces aspects est examiné en détails et sous diverses perspectives afin d’élaborer une réforme politique susceptible d’éviter le même échec catastrophique au cas une urgence similaire se reproduirait. Mais, chose plus importante, ces changements pourraient, en fait, permettre de mieux équiper le système pour répondre à la myriade d’urgences personnelles et micro‑économiques qui surviennent chaque jour et constituent les raisons pour lesquelles les Canadiens qui travaillent ont besoin d’une assurance-salaire pour commencer.

L’AE est le premier programme d’assurance sociale pour les adultes en âge de travailler du Canada. Elle a été lancée en 1940 sous la forme d’un programme d’assurance financé par cotisations à l’intention de ce que les décideurs semblaient avoir conçu comme des cols bleus[4] employés à temps partiel par le même employeur[5]. Le programme remonte même à une date antérieure, à la Commission royale sur les relations industrielles de 1919 (la Commission Mathers)[6], qui avait recommandé la création d’un programme fédéral d’assurance sociale étatique pour les personnes qui, pour des raisons indépendantes de leur volonté, n’étaient pas en mesure de travailler. . . . Une telle assurance éliminait le spectre de la peur qui hante les salariés.

Ce rapport[7] reconnaissait également que certains travailleurs occupant des emplois atypiques risquaient tout particulièrement de perdre de façon imprévisible une partie de leur revenu et de se retrouver sans moyen de subsistance.

L’assurance sociale sert à offrir une protection contre les risques sociaux, c’est-à-dire les risques dont l’ensemble des coûts se répercutent au-delà des personnes directement touchées. Les marchés privés n’ont pas vraiment intérêt à offrir des assurances pour ce genre de risque. Par contre, du point de vue de l’efficience, les gouvernements ont vraiment intérêt à créer des programmes regroupant des ressources afin de favoriser des stratégies de gestion et d’atténuation.

En temps normal, environ 80 % de la main-d’œuvre canadienne est théoriquement couverte par le programme, ce qui signifie que les travailleurs cotisent à l’assurance et accumulent des heures de travail assurables susceptibles d’être utilisées pour avoir droit aux prestations régulières en cas de perte d’emploi fortuite, ou à des prestations spéciales en cas de congé temporaire non payé pour cause de maladie ou en raison de la nécessité de s’occuper d’un tiers[8]. Avant l’arrivée de la COVID, environ 1,1 million de Canadiens étaient sans emploi[9], mais seulement 460 000 (42 %) d’entre eux recevaient régulièrement des prestations d’AE[10].

Le fait que seule une minorité de Canadiens au chômage reçoive généralement l’AE n’est ni nouveau ni digne de mention. Les décideurs savent depuis longtemps qu’une grande partie de la population active verse des cotisations d’assurance dont elle ne peut jamais profiter[11].

Suite à des recherches menées antérieurement concernant des prestations d’assurance-emploi spéciales versées à de nouveaux parents, on a constaté une tendance très similaire où une partie des travailleurs cotisaient à un fonds social commun, mais étaient incapables d’obtenir l’aide nécessaire lorsqu’ils en avaient besoin[12]. En 2014, une mère sur cinq avait travaillé, mais n’était pas en mesure de bénéficier de prestations de maternité ou de prestations parentales et une mère sur dix avait cotisé à l’AE, mais ne recevait pas de prestation de maternité. Cette situation prévalait toujours en 2018 : 9 % des nouvelles mères avaient cotisé, mais ne recevaient aucune prestation[13]. Pire encore : étant donné que plus le revenu familial est élevé, plus les prestations de maternité sont accessibles, les familles à faible revenu ayant cotisé au régime ont moins de chance d’obtenir des prestations lorsqu’elles en ont besoin.

L’un des principes de base de l’assurance sociale consiste à mettre en commun des ressources pour financer une aide (soit directement par des cotisations, soit indirectement par des recettes générales) tempérée par des critères spécifiques d’admissibilité aux prestations. Mais il est difficile d’imaginer que des mises à pied et des arrêts économiques aussi monumentaux que ceux auxquels nous avons assisté lors de cette pandémie « du siècle » ne correspondent pas aux critères d’admissibilité aux prestations d’un système d’assurance sociale bien rôdé. Et pourtant, il semblerait qu’à première vue, la moitié des 8,2 millions de Canadiens qui ont reçu la Prestation canadienne d’urgence (PCU), la prestation en espèces mise en place en remplacement de l’assurance-emploi, n’étaient pas couverts par l’AE[14]. Or, durant les périodes les plus favorables, caractérisées par un faibles taux de chômage, le système de l’AE couvrait 80 % de la population active, mais versait des prestations à moins de la moitié des travailleurs au chômage. Au plus fort de la COVID, une réponse politique fondée sur la seule couverture de l’AE aurait laissé en marge une grande partie des Canadiens ayant besoin d’aide pour cause de crise.

La PCU a dû non seulement faire en sorte d’accroître considérablement le pourcentage de travailleurs couverts, mais a aussi adopté une approche beaucoup plus souple dans la définition des conditions d’admissibilité. Les arrêts liés à la COVID, ainsi que leurs répercussions, ont entraîné des absences dues à l’auto-isolement ou à la maladie, des congés temporaires, des mises à pied permanentes, des réductions du nombre d’heures rémunérées, des congés volontaires non payés ainsi qu’une diminution des possibilités de recherche d’emploi et des possibilités de gagner un revenu d’un travail indépendant.

Normalement, bon nombre de ces types de cessation ou de réduction d’emploi seraient, en vertu des règles de l’AE, inadmissibles à des prestations spéciales ou régulières même si le demandeur avait cotisé au fonds d’assurance et effectué le nombre minimal d’heures assurables pour être admissible. En fait, avant la COVID, 25 % des Canadiens qui avaient cotisé à l’AE et perdu leur emploi avaient, selon les règlements en vigueur, des raisons d’être au chômage qui n’étaient pas valides pour le versement de prestations[15].

En tentant de prouver la validité de sa demande, un travailleur peut se retrouver à la merci d’un employeur antérieur et du jugement d’un processus de traitement des demandes difficile à examiner[16]. Lorsqu’un employé cesse de travailler, l’employeur doit soumettre un relevé d’emploi au programme de l’AE; il s’agit d’un formulaire qui résume les revenus récents et les antécédents professionnels du travailleur ainsi que la raison de la cessation de l’emploi. Il arrive que l’employeur et l’employé ne soient pas d’accord sur les raisons de la cessation de l’emploi. Dans un tel cas, c’est l’employé qui court un risque financier, car il n’a plus de revenu d’emploi et est confronté à des obstacles majeurs pour obtenir des prestations d’assurance pour lesquelles il a cotisé. En fait, il n’y a pas toujours une ligne clairement définie entre « quitter un emploi » et « être mis à pied ».

En principe, le système de l’AE reconnaît que même le fait de quitter un emploi peut être hors du contrôle de l’employé. Par exemples, les prestations d’AE régulières peuvent être versées dans le cas où un employé n’est plus en mesure de travailler, car il a perdu son service de garderie[17]. Un employeur qui utilise le code « E10 — Départ volontaire/Soin d’une personne à charge » peut réduire une partie des obstacles administratifs auxquels sera confronté un ancien employé obligé de cesser de travailler parce que ses services de garderie ont pris fin, alors qu’un employeur qui utilise la norme « E00 — Départ volontaire » peut imposer au même employé un « parcours du combattant » dans le système de l’AE[18]. De plus, les demandeurs doivent prouver qu’ils ont pris des mesures extraordinaires pour préserver leur emploi, notamment en cherchant à modifier leur horaire de travail, en envisageant un congé non payé jusqu’à ce qu’une solution soit trouvée, ou même en demandant à des amis et à des membres de leur famille de prendre soin de leurs enfants. N’importe qui se rendra immédiatement compte de la quasi impossibilité de prouver de tels efforts dans les conditions actuelles. La COVID-19 a entraîné des arrêts massifs dans les systèmes de l’éducation publique et des services de garderie, et provoqué de l’incertitude concernant la capacité ou la durabilité des efforts de réouverture de ces services. Les obstacles à l’accès aux services de garderie ou les interruptions des services d’éducation publique ne sont pas des phénomènes entièrement nouveaux en 2020. Sans compter tous les autres désagréments, des tempêtes de neige aux interruptions de travail.

Dans tous les cas, le système de l’AE n’a réellement reconnu comme raison valide de cessation d’emploi que les soins non rémunérés prodigués à un enfant durant les 12 à 18 premiers mois de sa vie ou les circonstances terribles, comme la maladie mortelle d’un enfant[19]. D’autres systèmes d’assurance sociale ont permis de trouver des manières bien plus souples et efficaces d’aider les parents et les aidants devant s’absenter de leur travail rémunéré pour prendre soin de nourrissons, de jeunes enfants et même d’enfants d’âge scolaire[20]. Bien que l’on ait apporté des modifications pour couvrir plus de travailleurs et faciliter le test de participation au marché du travail imposé par l’AE, bon nombre de Canadiens ayant perdu un travail rémunéré n’auraient actuellement pas droit aux prestations de l’AE sans une re-définition plus vaste des types de risques sociaux que l’AE peut légalement couvrir ou vise à couvrir.

J’ai expliqué dans un autre document[21] que la réponse fédérale en matière de soutien du revenu au printemps 2020 ne constituait pas une innovation politique soudaine visant à remplacer l’AE traditionnelle par une nouvelle prestation. Nous avons plutôt assisté à des modifications progressives qui ont tenté, premièrement, et modestement, de mieux adapter l’AE à de nouvelles circonstances. Lorsqu’en raison du volume des demandes qui affluaient, il est devenu clair que le système de traitement de l’AE allait être paralysé, on a introduit la PCU comme solution temporaire afin d’aider les millions de Canadiens qui avaient besoin d’un soutien au revenu en réduisant et en redistribuant substantiellement la charge administrative sur les systèmes dorsaux de l’AE.

La majorité (73 %) des 2,8 millions de nouvelles demandes ou de renouvellements de demandes traitées par le système de l’AE durant une année normale passe par un système entièrement ou partiellement automatisé[22]. Ce type de traitement est possible du fait que l’écrasante majorité (99 %) des demandeurs de l’AE remplissent leur demande en ligne. Lorsque l’information est soumise en ligne, et surtout lorsqu’on peut la relier à d’autres données administratives, comme un dossier d’emploi électronique, le registre des numéros d’assurance sociale ou même un dossier d’impôt, les système gouvernementaux peuvent être conçus pour compléter rapidement diverses tâches visant à déterminer l’admissibilité et le niveau des prestations. Selon EDSC, lorsque les paramètres du programme sont stables et que le volume des demandes est faible, il faut, en moyenne, 19 jours pour traiter une demande[23]. Mais ce chiffre comprend uniquement les travailleurs couverts par l’AE qui ont une raison admissible de demander des prestations et répondent aux critères d’admissibilité du programme concernant la participation au marché du travail. Toute réforme politique qui accroît la population admissible et la liste des raisons pour lesquelles il est possible de demander des prestations provoquera nécessairement une augmentation du volume global des demandes et, par conséquent, des pressions supplémentaires sur les systèmes dorsaux administratifs.

Et ce système repose sur un langage de programmation vieux de 60 ans. L’adaptation et la capacité des systèmes dorsaux administratif et technologique de l’AE est une importante question qui semble avoir été presqu’entièrement omise dans les analyses et les rapports antérieurs. Sont-ils toujours adaptés à l’objectif pour lequel ils ont été conçus à l’origine, et peuvent-il répondre adéquatement au volume des nouvelles demandes?

En 2016, on a, suite à une évaluation du programme, conclu qu’associée à une réduction des budgets et à la complexité croissante de l’environnement opérationnel, l’insuffisance des montants investis dans la technologie nécessaire pour soutenir le traitement de l’AE limitait la capacité du ministère d’amener à leur pleine réalisation les avantages potentiels du programme d’automatisation et de modernisation[24]. Lors de la même évaluation, on a relevé que, bien que l’attente moyenne pour recevoir le versement d’une première prestation était de 19 jours, le nombre de demandes nécessitant 28 jours ou plus de traitement avait récemment augmenté.

Suite à des investissements dans les services dorsaux visant à rationaliser ou à automatiser l’examen des demandes et le calcul des prestations, on a constaté que ce système coûtait moins cher. Selon l’une des estimations, le coût administratif encouru par Ottawa pour une demande a chuté de 10 % (passant de 66,60 $ à 59,88 $) entre 2008-2009 et 2011-2012[25].

L’ampleur du défi et l’occasion potentielle de modernisation sont illustrées par le fait que l’AE utilise COBOL, un langage de programmation datant de 1959[26]. Il est robuste, mais très vieux. Il faut parfois beaucoup de temps pour apporter des changements complexes aux paramètres du programme suite à des changements politiques, et la programmation de COBOL nécessite des connaissances spécialisées, et de plus en plus rares[27].

Au printemps 2020, le système de l’AE a été confronté à un double impératif : il a dû faire des paiements à un nombre de Canadiens supérieur de plusieurs millions au nombre de demandes généralement soumises en une année, et le faire rapidement. Il n’y avait aucun système ni aucune base de données pour aider proactivement le gouvernement à connaître l’identité des Canadiens et à leur envoyer un montant d’argent, même si les principes de l’assurance sociale avaient été assouplis en faveur d’un montant forfaitaire universel[28]. Le Canada n’est pas le seul pays qui ne possède pas de renseignements détaillés et à jour sur sa propre population. En effet, les États‑Unis ont essayé de verser un montant fixe à tous les Américains adultes à l’aide des dossiers d’impôts personnels de 2018. Mais cette approche a donné lieu à d’autres types d’erreurs et de lacunes. Selon l’Accountability Office du gouvernement des É.‑U., près de 1,4 milliard de dollars (US) a été versé sous la forme de chèques de secours à des personnes décédées[29]. De plus, au début du mois de juin, le Ways and Means Committee de la Chambre a indiqué que non moins de 35 millions d’Américains en vie attendaient encore leur allocation de secours universelle[30]. Cette situation montre bien l’urgente nécessité d’avoir des dossiers administratifs valides et fiables pour éclairer la conception et la mise en place de programmes de prestations, même lorsque ces programmes sont assujettis aux critères d’admissibilité les plus vastes possibles.

Au Canada, la solution que le gouvernement a trouvée pour verser rapidement de l’argent à un grand nombre de personnes a été de simplifier considérablement les règles habituelles du programme de l’AE. Tous les demandeurs allaient recevoir le même montant durant une période déterminée, et aucun ajustement ne serait fait au montant de la prestation en fonction des autres sources de revenu des demandeurs[31]. Pour la majorité des demandeurs de l’AE, le calcul du montant à verser peut généralement être fait de façon automatisée durant le processus de demande[32], mais cela présuppose un faible volume de demandes et une variation limitée des montants à payer. De plus, le gouvernement a dû répartir le volume des demandes pour qu’une grande partie puisse être reprise et traitée par l’Agence du Revenu du Canada au lieu d’être gérée uniquement dans le cadre du système désuet de l’AE. Si l’on tient simplement compte de la capacité de payer des millions de Canadiens, et de le faire rapidement, le système de l’AE a, selon son fonctionnement habituel, failli à son rôle durant la COVID.

Le coronavirus a provoqué des interruptions massives de presque chaque aspect de la vie au Canada : si et comment nous travaillons en vue d’une rémunération, la répartition des soins destinés aux enfants et aux autres personnes à charge de la famille, le risque de maladie et notre obligation commune d’éviter de propager l’infection, même si cela signifie renoncer à son revenu. Les risques d’interruption de revenu d’emploi sont devenus bien plus élevés pour toute une série de raisons, dont bon nombre ne sont pas bien reconnues dans le cadre de notre principal système d’assurance sociale destiné aux adultes en âge de travailler. Aucun de ces risques sociaux n’est, en fait, unique à la COVID, ni exclusivement imputable à ce virus. Bon nombre de travailleurs canadiens, et leur famille, supportaient ce genre de risques avant la COVID, et cette situation perdurera lorsque la COVID aura finalement disparu. Mais ces risques sont devenus soudainement et simultanément plus visibles chez une plus grande partie de la population.

J’éviterai ici les questions épineuses sur l’avenir du marché du travail du Canada, le travail en général et l’économie. Je ne sais pas si la COVID entraînera une augmentation de l’emploi précaire, ou si les pénuries de main-d’œuvre augmenteront le pouvoir de négociation des travailleurs. Je préfère ne pas spéculer sur ces sujets. Je conclurai plutôt par quelques idées, qui tirent leur origine de l’analyse antérieure de l’analyse de ce document concernant le système de l’AE que nous aurions pu vouloir avoir au début de mars 2020[33]. Ces idées pourront éclairer le débat concernant l’orientation à venir de l’aide au revenu et de l’assurance sociale au Canada, alors que nous commençons à saisir la « nouvelle normalité » du marché du travail et de notre économie en général.

En mars 2020, nous aurions dû avoir un système d’assurance sociale caractérisé par une automatisation maximale et un fardeau administratif limité pour les gouvernements, les demandeurs et les employeurs.

  • Plutôt que d’imposer des procédures de vérification complexes avant de permettre une demande des prestations (une approche « on vérifie avant de faire confiance »), nous devrions avoir un système capable de faire des versements pour pallier un vaste éventail de risques au revenu d’emploi sans exiger de preuves compliquées et longues à rassembler concernant les détails d’une situation personnelle, comme la fermeture des garderies ou des symptômes de la COVID dans l’attente d’un diagnostic. Avec la PCU, on a jusqu’ici constaté qu’une approche de type « on fait confiance, mais on vérifie » peut être utilisée pour offrir des prestations rapidement et de façon adaptée.
  • Grâce aux données personnelles transmises dans des déclarations d’impôt, le gouvernement fédéral a une capacité inégalée de vérifier la majorité des sources de revenu (y compris l’accroissement du pourcentage de revenu d’un travail indépendant). Cette collecte de données fiscales pourrait et devrait être améliorée pour permettre l’accès aux renseignements de l’année en cours, tels que ceux déjà remis directement à l’Agence du revenu du Canada sur les relevés d’impôt de fin d’exercice comme les feuillets T4[34].
  • L’approche « on fait confiance, mais on vérifie » utilisée pour la PCU est, sous certains aspects, similaire à l’aide financière remboursable proposée par Mendelson et Banting (2011)[35], qui recommandaient d’offrir aux Canadiens sans emploi inadmissibles à l’AE une prestation temporaire remboursable en fonction des gains futurs. La version « on fait confiance, mais on vérifie » préconisée ici va un peu plus loin et recommande, par exemple, que les parents d’enfants gravement malades ou d’enfants dont la garderie a fermé ses portes ne devraient pas avoir à faire un parcours du combattant durant une période de crise personnelle juste pour obtenir une modeste aide au revenu. De même, l’attestation de la perte d’un emploi ou d’un grand pourcentage du revenu ne devrait pas être faite d’une manière qui accroisse le potentiel de conflit entre les travailleurs et les employeurs, qui peuvent donner des explications différentes pour des événements similaires.
  • Pour faire en sorte que l’approche « on fait confiance, mais on vérifie » devienne possible, il faut, entre autres, sérieusement repenser les types de risques sociaux que, collectivement, nous acceptons de couvrir par l’assurance sociale. Comme la Commission royale de 1919 l’a indiqué, il existe un vaste éventail de raisons pour lesquelles une personne peut ne pas être en mesure de travailler « sans que cela soit de sa faute ». Nous pouvons aussi nous demander si le fait de quitter un emploi, comme nous l’avons mentionné auparavant, est réellement toujours un acte volontaire. Face à un système opaque et complexe en vertu duquel le droit aux prestations est très limité, il faut se demander si les travailleurs canadiens ne feraient pas des choix mieux éclairés concernant les négociations avec leur employeur, la conciliation des exigences liées aux soins non rémunérés ou la prise d’un congé en cas de maladie s’ils étaient plus certains d’obtenir une assurance-revenu. L’assurance-revenu pourrait être structurée plus comme une banque de temps, dans laquelle le solde croît jusqu’à un certain maximum en réponse à la participation au marché du travail. Les nouveaux arrivants pourraient se voir accorder un actif de départ d’un minimum raisonnable, et les Canadiens auraient, par l’intermédiaire de portails assez similaires à l’application en ligne actuelle et aux services MonCompte, plus de liberté pour choisir en toute dignité quand et dans quelle mesure ils souhaitent utiliser leurs prestations liées au « temps ». Les crédits de « temps » peuvent être individuels dans le cas des assurances contre la perte de travail, mais il est possible de les gérer différemment dans le cas des soins prodigués à un tiers, des temps de loisirs en famille et des « crédits » accordés pour une personne à charge (y compris un nouveau-né), au lieu de les accorder uniquement aux travailleurs qui participent au marché du travail dans le cadre d’arrangements spécifiques. Il serait possible de répondre à différents types de besoins avec un système de regroupement qui tienne mieux compte de diverses formes de risques sociaux.

Au niveau du simple citoyen, il faut équilibrer l’automatisation et l’habilitation.

  • Une autre condition pour rendre possible la stratégie « on fait confiance, mais on vérifie » consiste à faire de réels investissements dans les systèmes dorsaux sur lesquels repose l’administration des demandes d’AE. L’évaluation d’EDSC de 2016, mentionnée précédemment, aurait dû être un signal d’alarme nous indiquant à nous tous, avant la COVID, que nos systèmes gouvernementaux ancestraux risquaient de s’effondrer[36]. Les auteurs de ce rapport d’évaluation avaient aussi souligné que le sous-investissement dans les systèmes de TI avait limité la mesure dans laquelle le programme de l’AE avait pu être automatisé afin, notamment, de réduire les coûts d’administration. À cet égard, Daron Acemoglou a fait valoir que la COVID avait, certes, montré qu’il était nécessaire que les gouvernements prennent plus de responsabilités vis‑à‑vis des citoyens et des marchés privés, mais qu’ils devaient le faire plus efficacement pour réussir dans ce domaine[37]. En effet, si l’efficacité n’est pas au rendez-vous, nous risquons de nous retrouver avec une expansion similaire à celle du gigantesque bureau des véhicules automobiles des É.-U., qui est devenu ce mastodonde bureaucratique à la fois puissant, insondable, inefficace et immuable. On pourrait conclure qu’il y a une relation bi‑directionnelle entre, d’une part, des changements à l’AE susceptibles d’en faire un programme plus souple et plus habilitant qui confère une réelle liberté à ses utilisateurs et, d’autre part, la nécessité d’investir dans la capacité gouvernementale de traitement de l’information et des TI pour le faire fonctionner. Nous ne pouvons pas adopter une approche « on fait confiance, mais on vérifie » sans un meilleur système gouvernemental d’information et de TI. En revanche, en investissant dans un meilleur système gouvernemental d’information et de TI, nous risquons de nous retrouver avec le mastodonde bureaucratique décrit ci-haut si ce nouveau système ne sert pas à faire confiance aux citoyens et à leur permettre d’interagir librement avec l’État.

Finalement, au début de mars 2020, nous aurions eu besoin d’un système d’assurance sociale robuste pour les adultes en âge de travailler.

  • Nous aurions dû avoir un système d’assurance sociale capable de faire face à des chocs inattendus et de s’adapter à toutes sortes de besoins divers et variés, deux aspects dont nous avons parlé ci-haut. Mais, dans le cas présent, la robustesse signifie aussi la capacité de réaliser véritablement les objectifs d’un système d’assurance sociale, soit une vaste couverture d’assurance pour la population, ainsi qu’une contribution étendue à un fonds d’assurance commun.
  • Pendant de nombreuses années, l’AE a suivi un schéma quelque peu pervers qui consistait à recueillir les cotisations de plusieurs millions de travailleurs, probablement les plus susceptibles de se retrouver au chômage, tout en offrant une série croissante de prestations spéciales à l’intention des personnes qui risquaient le moins d’être touchées par une mise à pied ou une importante perte de revenu en raison du chômage. En bref, nous avons subventionné le congé de maladie, le congé de maternité et le congé parental de Canadiens favorisés, notamment en continuant de percevoir les cotisations d’AE de travailleurs en situation précaire et à faible revenu qui sont les moins susceptibles d’avoir un jour droit à des prestations.
  • En mars 2020, nous aurions dû avoir un système dans lequel tous les travailleurs étaient couverts et cotisaient au fonds d’assurance. Un exemple digne de mention est le programme de congé parental du Québec, qui a été exclu du plus vaste système de l’AE. Dans cette province, tous les travailleurs, y compris les travailleurs autonomes et les personnes occupant des emplois atypiques, ont droit à des prestations, mais doivent aussi cotiser au programme. Selon le règlement de l’AE, les travailleurs autonomes ont la possibilité de choisir d’adhérer à l’AE, mais seulement pour certaines prestations spéciales. L’adhésion s’est révélée regrettablement faible[38]. Les valeurs par défaut influent sur les comportements individuels et un programme structuré selon une approche « facultative » affichera un taux de participation plus faible qu’un programme conçu pour être inclusif.

Les points ci-dessus sont des recommandations directionnelles pour la suite des discussions. L’auteur du présent document ne prétend pas offrir une proposition complète de réforme de l’AE, et aucune des idées exposées ici n’a fait l’objet d’une modélisation des coûts ou des effets probables sur la main-d’œuvre. Ces questions sont bien au-delà de la portée du présent document. Ici, l’objectif consiste à découvrir les leçons que nous pouvons tirer de la défaillance de notre plus grand système d’assurance sociale lorsque nous en avons eu le plus besoin. Nous devons nous attendre à d’autres chocs et à d’autres crises. Certains seront de la même envergure que les arrêts provoqués par la COVID, et bien d’autres continueront de se produire à l’échelle humaine des événements de la vie ordinaires qui présentent certains risques. Maintenant, à nous de choisir si et comment nous voulons tirer les leçons de cette récente expérience.

RÉFÉRENCES

  1. Schich S. (2009). « Insurance Companies and the Financial Crisis », Financial Market Trends, Organisation for Economic Co-operation and Development.
  2. Statistique Canada (2020). Enquête sur la population active, juin 2020, Le Quotidien, le 10 juin. Voir infographique 7.
  3. L’honorable C. Qualtrough (2020). Témoignage au Comité permanent des opérations gouvernementales et du budget, Chambre des communes, réunion 11, le 11 mai. 43e législature, 1ère session.
  4. Le programme original excluait les classes professionnelles, les employé gouvernementaux et les employés au salaire élevé (Lin, 1998) qui gagnaient à peu près le double du salaire annuel moyen de leur industrie (les calculs de l’auteur sont fondés sur les Séries E49-59 de Statistique Canada, Salaires et traitements hebdomadaires moyens, ensemble des branches d’activité, par province, de 1939 à 1975, Statistiques historiques du Canada).
  5. Les travailleurs employés à titre occasionnel n’étaient pas couverts par la législation de 1940 (Lin, 1998).
  6. Bureau du Conseil privé (non daté). Rapport de la commission nommée par décret (C.P. 670) pour enquêter sur les relations industrielles au Canada, avec un rapport minoritaire et un rapport complémentaire (1919), président de la commission T. Mathers.
  7. Bien que ce rapport ait été inclusif concernant la nature du contrat de travail et en ce qui a trait à la cessation d’emploi, il contient aussi des propos désobligeants à propos de l’employabilité de différentes races.
  8. Les estimations de l’auteur sont fondées sur les tableaux de Statistique Canada suivants : 14-10-0006-01 et 14-10-0017-01
  9. Pour estimer la moyenne mensuelle entre février 2019 et février 2020, l’auteur a utilisé le tableau de Statistique Canada suivant : 14-10-0017-01. Ici, le terme « sans emploi » concerne une personne de 15 ans ou plus qui ne travaillait pas et ne cherchait pas d’emploi à ce moment là.
  10. Pour estimer la moyenne entre février 2019 et février 2020, l’auteur a utilisé le tableau de Statistique Canada suivant : 14-10-0009-01. Treize mille personnes supplémentaires ont reçu des prestations prévues spécifiquement pour les travailleurs du domaine des pêches et 2 100 personnes ont reçu des prestations dans le cadre d’un accord de travail partagé conclu avec un employeur, dont l’objectif était d’éviter des mises à pied en partageant un emploi à plein temps entre plusieurs travailleurs qui recevaient des prestations d’AE pour pallier la réduction de leur salaire.
  11. Johal S. (2019). « Facilitating the Future of Work Through a Modernized AE System », Forum des politiques publiques; Banting K. et J. Medow (2012). Making AE Work: Research from the Mowat Centre Employment Insurance Task Force, McGill-Queen’s University Press; Gray D. (2004). « What Employment Insurance Reform Delivered », Institut C.D. Howe; Comité permanent des ressources humaines (2001). Au-delà du projet de loi C-2 : Examen d’autres propositions de réforme de l’assurance-emploi. Chambre des communes.
  12. Voir, par exemple, Robson J. (2017). « Parental Benefits in Canada: Which Way Forward? ». Étude de l’IRPP no63, Institut de recherche en politiques publique, Montréal.
  13. Statistique Canada (2019). « Enquête sur la couverture de l’assurance-emploi », Le Quotidien, Voir Tableau 5.
  14. Ministère des Finances (2020). « L’intervention d’urgence du Canada en réponse à la COVID-19 : huitième rapport, le 9 juillet 2020. Rapport bimensuel sur les parties 3, 8 et 18 du projet de loi C-13, Huitième rapport, le 9 juillet 2020 ». On pose aux personnes qui demandent la PCU une série de questions de vérification pour déterminer si leur demande sera traitée par Service Canada ou par l’Agence du Revenu du Canada. On dit ensuite aux demandeurs non couverts par le programme de l’AE de déposer leur demande directement auprès de l’Agence du Revenu du Canada. Même si l’on tient compte d’une marge d’erreur dans la compréhension ou la conformité des demandeurs, une grande partie des personnes ayant demandé la PCU n’auraient pas été couvertes par le programme de l’AE.
  15. Statistique Canada (2019). Supra, note 13. Tableau 4.
  16. Il est possible de faire appel auprès du Tribunal de la sécurité sociale.
  17. Emploi et Développement social Canada (non daté). « L’assurance-emploi et le départ volontaire », site Web, gouvernement du Canada.
  18. Pour une discussion sur les codes de relevés d’emploi et les directives aux employeurs, voir Emploi et Développement social Canada (non daté). « Transfert automatisé protégé du relevé d’emploi (RE TAP) 4.0 – Guide de l’utilisateur », site Web, gouvernement du Canada.
  19. Sous réserve des règles d’admissibilité au programme, le programme de l’AE peut payer des prestations aux mères qui ont donné naissance, aux parents biologiques et adoptifs d’un enfant d’un maximum de 18 mois et aux personnes qui prodiguent des soins à un enfant de leur famille gravement malade ou blessé.
  20. Des exemples de ce genre de situation sont discutés dans Robson (2017), supra, note 12.
  21. Robson J. (2020). « Radical Incrementalism and Trust in the Citizen: Income security in Canada in the time of COVID », Analyse de Politiques, publication en ligne anticipée sur la COVID-19.
  22. Emploi et Développement social Canada (2020). « Rapport de contrôle et d’évaluation de l’assurance-emploi pour 2018-19 », Gouvernement du Canada.
  23. Ibid.
  24. Emploi et Développement social Canada (2016). « Évaluation de l’automatisation et de la modernisation de l’assurance-emploi (AE) : Rapport final », Gouvernement du Canada.
  25. Ibid. Les auteurs de ce rapport soulignent toutefois que la méthode de calcul du coût ne correspond pas nécessairement à un modèle de coût total. En termes économiques, les gains d’efficience issus d’une meilleure automatisation et d’une simplification des systèmes de paiement et d’application des prestations devraient aussi mesurer les économies enregistrées par les employeurs et les utilisateurs du programme.
  26. COBOL signifie « Common Business-Oriented Language » (langage courant axé sur les affaires); il a été développé par Grace Hopper (Vassar College) sous la forme d’un langage de codage visant à refléter la syntaxe et le vocabulaire anglais.
  27. On a observé la même tendance aux États‑Unis. Pour une analyse plus approfondie, voir Ryseff J. (2020). « COVID-19 Highlights the Shortcomings of America’s Digital Infrastructure », RAND Blog, le 14 mai.
  28. Pour une discussion plus élaborée sur ce défi opérationnel, voir J. Robson (2020). « Why can’t they just cut us all a cheque? », First Policy Response, Ryerson Leadership Lab.
  29. Government Accountability Office des États-Unis (2020). « Coronavirus Oversight », site Web.
  30. Ways and Means Committee (2020). « Economic Impact Payments Issued to Date (5 juin) », Congrès des États‑Unis.
  31. En temps normal, les bénéficiaires de l’AE qui continuent de travailler voient, conformément à la disposition sur le travail pendant une période de prestations, une partie de leurs prestations réduite jusqu’à concurrence d’un plafond des revenus d’emploi hebdomadaires. Le système repose sur l’autodéclaration des participants concernant leurs heures et leur revenu d’emploi, mais les versements sont retenus jusqu’à la réception d’un rapport bi‑hebdomadaire régulier.
  32. À l’interne, au gouvernement, on appelle cette méthode le module de calcul de l’assurance-chômage. Voir EDSC (2016). Supra, note 24, Annexe B.
  33. Ce document traite uniquement du volet de l’aide au revenu du système de l’AE. Le volet des services d’emploi forme une très grande partie du programme et affiche également de graves lacunes et de sérieuses inégalités. Il s’agit d’une question qui nécessite une discussion d’envergure qui va bien au-delà de la portée de ce bref document.
  34. D’autres pays on adopté des systèmes connus sous le nom de paiement électronique, dans le cadre desquels les employeurs font régulièrement parvenir des renseignements sur la paie à l’agence fiscale nationale au niveau individuel, et non pas sur une seule rémunération globale pour la même période, comme on le fait au Canada.
  35. Mendelson et Banting (2011). « Fixing the Hole in AE: Temporary income assistance for the unemployed », Mowat Centre, Université de Toronto.
  36. En fait, plusieurs rapports médiatiques laissent penser que le gouvernement du Canada a reçu en 2019 un rapport de transition l’avertissant que plusieurs programmes législatifs risquaient une défaillance critique en raison de la désuétude de l’infrastructure des TI. Voir Press J. (2020). « Les systèmes fédéraux des TI risquent une défaillance critique », met en garde Trudeau dans une note de service, La Presse canadienne, le 1er février.
  37. Acemoglu D. (2020). « The Post-COVID State », Mirror-Spectator, le 11 juin.
  38. Voir EDSC (2020), supra, note 22.

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