Nos institutions intègrent l’incertitude à l’élaboration des politiques et à la conception des programmes. Cet « écran d’incertitude » contribuera à assurer une vision de l’avenir qui reflète l’environnement particulièrement complexe d’aujourd’hui.

Après avoir vécu pendant huit mois avec la COVID-19, les Canadiens en ont assez. Nous en avons assez des restrictions et des craintes, de la distanciation avec nos proches et entre nous. Mais surtout, nous en avons assez de l’incertitude. Comme l’indiquait The Economist : vous en avez peut-être assez de la pandémie, mais elle ne s’est pas encore lassée de vous.

En plus d’être la réalité avec laquelle nous vivons aujourd’hui, ce climat d’incertitude continuera de régner. Peu importe si un vaccin est disponible ou non. Et même si nous en avons assez, nous devons rester vigilants et reconnaître que, malgré notre lassitude face à la pandémie, la voie de l’avenir demeure jalonnée d’incertitudes. C’est vrai pour tous les Canadiens, et plus particulièrement nos leaders d’affaires et gouvernementaux. Et c’est certainement le cas lorsqu’il s’agit de déterminer comment rebâtir le Canada et injecter de la vigueur dans notre prospérité future.

Mais nous ne devons pas tourner le dos à l’incertitude; nous devons y faire face.

Cette démarche nécessite que nos gouvernements intègrent l’incertitude à l’élaboration des politiques et à la conception des programmes. En même temps, nos décideurs politiques doivent incarner l’empathie, la confiance et l’endurance. Cet équilibre n’est pas facile à atteindre.

La série « Rebâtir le Canada » du Forum des politiques publiques traite d’un avenir encore meilleur pour le Canada et fournit des pistes de solutions afin que la pandémie serve de catalyseur en ce sens. Cette série est une source d’encouragement et d’idées, allant de l’amélioration de la compétitivité du Canada et de la répartition plus uniforme de la prospérité[1] à la gestion des déficits successifs et au renforcement de notre rôle sur la scène mondiale.

Ce que nous avançons est simple : les idées en matière de politique doivent désormais être définies et évaluées dans l’optique d’une incertitude persistante. Cet « écran d’incertitude » contribuera à assurer une vision de l’avenir qui reflète l’environnement fort complexe dans lequel nous vivons aujourd’hui.

L’incertitude n’est pas une notion totalement inconnue. Mais si nous la balayons du revers de la main par lassitude ou complaisance, nous en subirons les conséquences négatives et durables. Au contraire, nous croyons que le fait de s’adapter à l’incertitude amènera les Canadiens à résoudre certains des problèmes de longue date les plus chroniques auxquels le pays est confronté.

De nos jours, les Canadiens sont aux prises avec une profonde incertitude concernant la santé, l’économie et la société, qui s’étend sur trois horizons différents, mais interreliés :

  • À court terme (dans les 6 à 12 prochains mois), personne ne sait vraiment comment la COVID‑19 évoluera ni comment les gouvernements pourront endiguer efficacement la pandémie. Nous ne savons pas quelle est la combinaison de directives, de mandats et de mesures de confinement qui fonctionneront le mieux et le plus rapidement. Le public les respectera-t-il? À quel point le vaccin sera-t-il efficace et accessible, et quand pourra-t-il être administré? Quelle sera l’ampleur des conséquences économiques à court terme s’il faut de nouveau imposer des mesures de confinement général?
  • À moyen terme (12 à 24 mois), il n’y a aucune certitude quant à la nature et à la forme des perspectives économiques pour le Canada, surtout si un vaccin n’est pas disponible à grande échelle. Nous pouvons espérer une reprise rapide, mais nous devons aussi nous préparer à des pressions prolongées et à une relance faible et inégale entre les secteurs, les régions et les citoyens.
  • À long terme (3 à 5 ans et au-delà), les Canadiens devront accepter la façon dont la pandémie a fondamentalement changé nos vies, nos attentes et notre avenir en tant que société. Comment les structures du pouvoir, les chaînes d’approvisionnement et les relations refaçonneront-elles l’ordre économique mondial?

Ces incertitudes et horizons vont sûrement s’entrechoquer de manière prévisible et imprévisible.

Malheureusement, les humains ne composent pas très bien avec l’ambiguïté, que ce soit individuellement ou collectivement. En général, les décideurs réagissent de l’une des trois façons suivantes face à l’incertitude :

  • Ils nient son existence.
  • Ils reconnaissent son existence, mais restent paralysés.
  • Ils en ont assez à cause de sa nature persistante et souvent lourde de conséquences.

Il est primordial de se prémunir contre ces tendances. Actuellement, les décideurs politiques risquent de se lasser de la situation, au moment même où les leaders doivent plus que jamais rester à l’affût.

Parce que les gens s’impatientent devant l’incertitude, ils ont tendance à déformer l’histoire en évoquant des schémas connus. Ce phénomène se manifeste déjà dans le discours économique du Canada, alors que les experts et les décideurs politiques utilisent des lettres ou des symboles reconnaissables pour représenter la reprise (notamment V, U, W, et maintenant K). Si cette pratique nous apporte un certain réconfort, elle ne nous amène aucunement à savoir ce que l’avenir nous réserve.

Les conséquences de ces réactions sont problématiques pour les leaders d’affaires; pour les gouvernements et les décideurs politiques, elles peuvent être désastreuses. Car, en cette période de grande incertitude, les recommandations politiques peuvent être beaucoup trop facilement mal appliquées en ce qui a trait à leur cible ou à leur envergure. Les politiques pourraient s’avérer trop audacieuses ou trop pointues. Dans un cas comme dans l’autre, il existe un risque très réel que l’intervention politique ait des conséquences négatives involontaires ou oriente le pays dans la mauvaise direction.

Nous croyons que les gouvernements et les décideurs politiques doivent accueillir l’incertitude et en faire l’une des assises de leur processus décisionnel. Cela nécessite de l’humilité intellectuelle[2]. Autrement dit, savoir ce que l’on sait, ce que l’on ne sait pas et ce que l’on ne peut pas savoir, et avoir la sagesse d’en faire la distinction.

C’est une question d’attitude. Il en ressort cinq moyens concrets d’exploiter l’incertitude et, du coup, de prendre de meilleures décisions à l’égard de la conception des politiques et des programmes.

1. Réfléchissez aux incertitudes qui touchent le programme politique des gouvernements

Cela signifie que vous devez tenir compte des principales incertitudes les plus pertinentes dans vos propres sphères d’élaboration de politiques en ce moment, l’an prochain et au-delà.

Cette prise en compte est primordiale dès que vous commencez à vous interroger sur les facteurs les plus pertinents de votre programme politique, surtout dans un pays comme le nôtre, où chaque région, ministère ou organisme n’est pas confronté exactement aux mêmes incertitudes. Nous devons prendre ces incertitudes en compte en les associant aux données les plus pertinentes auxquelles nous avons accès[3], en reconnaissant que les données peuvent seulement nous révéler ce qui est déjà arrivé, ou pourrait se passer, et non ce qui se produira dans le futur.

Par contre, il serait imprudent d’adopter une vision réductrice qui simplifie outre mesure cette situation des plus complexes. Les décideurs politiques et les dirigeants doivent plutôt s’ancrer dans la réalité, de même que faire à l’incertitude pour pouvoir envisager les situations d’avenir dont elle est indissociable.

2. Créez différents avenirs plausibles

Le fait de reconnaître que personne ne sait ce que réserve l’avenir permet d’établir des bases durables face à l’incertitude. À cette fin, il faut envisager différentes situations d’avenir. À notre connaissance, le meilleur moyen d’y arriver, c’est de créer et d’utiliser des scénarios, qui consistent essentiellement en des histoires cohérentes à propos de l’avenir, à la lumière des incertitudes[4]. Lorsqu’ils sont élaborés efficacement, les scénarios peuvent servir à inspirer les choix politiques, ainsi qu’à envisager et à évaluer leur raison d’être et leur efficacité.

En quoi consistent les scénarios?

En 2017, nous avons rédigé le rapport intitulé Le Canada de nouveau à la croisée des chemins : 25 ans plus tard[5], dans lequel nous faisions appel à des scénarios pour dégager des questions controversées au sujet de l’avenir du Canada. Ces scénarios mesuraient les incertitudes concernant le rythme et l’étendue des perturbations technologiques auxquels le pays pourrait faire face, ainsi que le rythme de croissance mondiale. À l’hiver 2017, ce point de vue pouvait rapidement aboutir à des visions très différentes de l’avenir du Canada, qu’il s’agisse d’une croissance soutenue et de la stabilisation des perturbations technologiques ou d’un ralentissement de la croissance marqué par l’accélération des perturbations (cela vous dit quelque chose, même avant la pandémie?).

Plus récemment, au début de la pandémie, nous avons envisagé différents avenirs plausibles dans un monde post-COVID-19[6].

Cette quête a révélé de l’incertitude entourant la gravité de la pandémie, ainsi qu’une collaboration timide entre les pays face à la crise mondiale. Ici aussi, il est possible d’envisager des avenirs très différents, avec des conséquences très différentes pour les entreprises, les gouvernements et les citoyens.

Dans un de ces scénarios, la pandémie s’atténue relativement vite, et la collaboration mondiale renoue avec les niveaux préalables à la pandémie, voire les surpasse. Dans un autre scénario, l’avenir diffère et se caractérise par des vagues successives du virus et une moindre collaboration parmi nos plus fidèles alliés. Il va sans dire que les conséquences de ces deux scénarios orienteraient la prise de décisions gouvernementales sur des voies très différentes.

3. Mesurez vos choix et vos gestes dans le contexte des différents scénarios d’avenir

Les scénarios sont particulièrement éclairants lorsqu’on les utilise pour évaluer les choix et les gestes possibles dans le contexte d’avenirs plausibles, mais différents et idéalement divergents. L’avantage qu’il y a à composer avec des incertitudes, c’est que les décideurs peuvent édifier des avenirs complexes, comme nous savons que l’avenir peut l’être. Par ailleurs, si l’on s’appuie sur cette complexité plutôt que de l’éviter, il devient plus probable que l’élaboration de politiques et la conception de programmes soient plus précises et agiles.

Tout cela permet à nos leaders d’aller de l’avant et de prendre des décisions politiques en toute confiance.

4. Reconnaissez qu’il existe différents types de choix politiques

Cependant, les décisions politiques n’ont pas toutes le même poids, la même profondeur et la même durée prévue. Les scénarios vous aident à établir des distinctions et favorisent une élaboration délibérée. Ils peuvent aussi donner lieu à différentes questions : quelles mesures et quels choix s’imposent ou sont logiques, quel que soit le scénario? Lesquels nécessitent que l’on mise sur un scénario d’avenir précis ou escompté? Lesquels ne sont pas pertinents, ou pourraient même être nuisibles, dans un autre avenir? En quoi consistent les tensions et les compromis par rapport aux politiques et aux programmes qu’il est possible de mettre en place?

Nous présentons ci-dessous un cadre qui classe l’élaboration de politiques et la conception de programmes en différentes actions et réactions en fonction de l’avenir envisagé par les décideurs politiques :

  • Gestes nécessaires. Dans le contexte de la pandémie, ce sont les actions qui visent à protéger la santé des Canadiens et à assurer la stabilité de nos grandes institutions et des services de base aux citoyens. Citons à titre d’exemple les mesures de confinement à grande échelle au début de la pandémie, et les programmes de soutien du revenu qui se sont avérés nécessaires pour assurer la stabilité du pays, tous scénarios confondus.
  • Gestes sans regret. Ce sont des choix ou des actions qui ont du sens, quel que soit le scénario. Ils diffèrent des gestes nécessaires en ce sens que, même s’ils sont facultatifs et non obligatoires, on juge qu’ils auront une incidence positive sur l’avenir, quel qu’il soit. Des exemples actuels seraient des entraves au commerce interprovincial ou l’établissement d’une identification numérique commune pour les Canadiens. Les deux sont susceptibles d’être des changements positifs, peu importe ce que l’avenir nous réserve.
  • Paris audacieux. Ce sont des choix ou investissements substantiels faits maintenant, ou prochainement, dans l’attente qu’un ou plusieurs des scénarios s’enclenchent. Par exemple, des investissements importants dans les infrastructures numériques et de télécommunications auraient d’énormes retombées si la pandémie persiste, alors que le télétravail deviendrait forcément la norme à long terme dans de nombreux secteurs.
  • Gestes conditionnels. Ce sont les décisions politiques et les conceptions de programmes qui dépendent de l’enclenchement d’un ou de plusieurs scénarios. Cela pourrait entraîner d’autres mesures plus poussées de soutien du revenu, au besoin, ou la mise en place de chaînes d’approvisionnement stratégiques nationales si jamais une longue période de confinement mondial s’amorçait.

Les mandats des différents gouvernements et organismes varient dans l’ensemble du pays, et nous faisons preuve de neutralité en ce qui a trait au portefeuille de politiques optimal. Nous croyons que l’équilibre des politiques diffère selon le territoire, car pour que la démarche soit vraiment efficace, il faut établir les distinctions que nous avons décrites ci-dessus en ce qui concerne l’élaboration de politiques, la conception de programmes et la surveillance.

Nous croyons aussi que, si le monde d’aujourd’hui doit relever des défis particuliers et souvent inédits, certaines choses ne changeront pas. Par exemple, il importe de nommer les gestes conditionnels et d’en établir le coût; il sera essentiel d’assurer une souplesse financière en fonction de l’avenir qui se dessine. Il importera aussi de comprendre qu’un même domaine politique peut être présent dans de nombreux aspects du cadre ci-dessus, et qui se distinguent par la conception de la politique, qu’il s’agisse de son envergure ou du niveau d’investissement ferme ou conditionnel.

5. Exercez une surveillance soutenue

La dernière recommandation lorsqu’il s’agit d’accepter l’incertitude, c’est d’en tirer encore plus de valeur à mesure que l’avenir se précise.

À cette fin, nous préconisons la surveillance continue des indicateurs clés signalant lesquels des scénarios ou des ensembles de scénarios sont susceptibles de se concrétiser. Plus vite vous reconnaissez qu’un avenir précis se dessine, plus vite vous pouvez peaufiner les politiques existantes et agir en fonction des tactiques conditionnelles.

Certains de ces indicateurs sont évidents, comme le taux d’incidence de la maladie, la dette des ménages, le niveau d’endettement global et les taux de chômage. Mais d’autres seront plus nuancés et propres à une région ou à un gouvernement en particulier, comme le coût et l’utilisation des espaces commerciaux et de bureau.

Par exemple, le sous-financement du Réseau mondial d’intelligence en santé publique (RMISP) a illustré l’importance d’assurer un suivi des premiers signes de changement à l’échelle mondiale. Par contre, tout futur système bonifié devrait aussi évaluer d’autres incertitudes cruciales pour l’avenir du pays et être directement intégré à la prise de décisions. La mise en place, au cœur du gouvernement, d’une capacité de détection capable de fournir un soutien continu à la gestion des incertitudes fera toute la différence entre une réponse soutenue et réfléchie et une réussite ponctuelle. Ou une série d’échecs.

Nous ne saurions trop insister sur l’importance du moment que nous vivons. Les choix que nous faisons aujourd’hui, ou évitons de faire, auront de profondes conséquences sur l’avenir du pays et notre prospérité à tous. Pour rebâtir le Canada, il faudra du courage et de la conviction; il faudra aussi se libérer du faux sentiment d’incertitude face à l’avenir.

En effet, en acceptant l’incertitude et en l’intégrant à la prise de décisions, nous pourrons tracer la voie qui présente les meilleures chances de réussite pour notre génération, de même que pour les générations à venir.

  1. Comme nos collègues Anthony Viel et Georgina Black de Deloitte l’expliquent clairement dans une publication de la série « Rebâtir le Canada » intitulée Plus qu’une simple reconstruction : créer un avenir meilleur pour le Canada, juillet 2020, et dans un rapport subséquent du Centre pour l’avenir du Canada de Deloitte Canada intitulé Catalyseur : une vision pour un Canada prospère en 2030 (septembre 2020).
  2. Howard Marks plaide en faveur de l’humilité intellectuelle dans un récent billet sur l’incertitude et l’investissement. Howard Marks. Uncertainty, Oadktree Capital Memo, mai 2020.
  3. Comme le fait valoir le rapport Catalyst 2030 de Deloitte : faites en sorte que ces données soient accessibles à grande échelle afin d’être largement utilisées, et favorisez un contexte de transparence des données à des fins de prise de décisions (ibid.).
  4. Un billet de la Harvard Business School décrit les scénarios comme suit [traduction] : « Les scénarios sont différentes hypothèses plausibles décrivant ce qui est susceptible d’arriver, et qui visent expressément à faire ressortir les risques et les occasions qui se présentent pour l’organisation. Les scénarios efficaces mettent la réflexion à l’épreuve en instillant une critique approfondie des nombreux facteurs qui peuvent façonner l’avenir. » Donald A. Garvin et Lynne C. Lévesque, « A note on Scenario Planning », Harvard Business School, révisé le 31 juillet 2006. Cette note s’inspire largement des leçons et des points de vue du Global Business Network, qui a été acquis par Monitor (maintenant appelé Monitor Deloitte) en 2000.
  5. Le Canada de nouveau à la croisée des chemins : 25 ans plus tard (CC25), Deloitte Canada et Monitor Deloitte, février 2017. CC25 évaluait les progrès réalisés par le Canada depuis la diffusion de l’important rapport publié en 1991 par Michael Porter et Monitor Company Canada sur la compétitivité du Canada, intitulé Canada at the Crossroads: The Reality of a New Competitive Environment.
  6. Deloitte et Salesforce. The world remade by COVID-19: Scenarios for resilient leaders, avril 2020.

Partenaires du secteur privé : Manuvie et Shopify

Partenaire de consultation : Deloitte

Gouvernement : Gouvernement du Canada

Gouvernements provinciaux : British Columbia SaskatchewanOntario et Québec

Partenaires de recherche : Conseil national de recherches Canada et Centre des Compétences futures

Fondations: Metcalf Foundation

FPP tient à reconnaître que les points de vue et opinions exprimés dans cet article sont ceux des auteurs et ne reflètent pas nécessairement ceux des partenaires du projet.