Mary Gordon: Pour faire pousser une société plus saine, elle sème des graines d’empathie
Ceci fait partie d’une série de profils des lauréats des Prix du Gouverneur général pour l’innovation de 2018. Voir tous les récipiendaires.
Les grandes percées des innovateurs peuvent survenir à des moments dramatiques, mais surtout inattendus. Pour Mary Gordon, ce fut à la suite d’une effroyable scène de violence familiale une nuit à Toronto, en 1995.
Une mère adolescente, qui avait participé aux activités d’un centre d’éducation familiale et parentale mis en place par Mme Gordon, avait été agressée par son mari. Avec ses deux petites filles apeurées et accrochées à ses jambes, la femme tentait de convaincre Mme Gordon que son conjoint n’avait pas voulu lui briser les lunettes sur les yeux, qu’il était désolé de l’avoir fait.
C’est alors qu’elle quittait la maison de la jeune femme que Mme Gordon a compris qu’elle devait mettre en place un programme pour enseigner l’empathie aux gens. « J’étais en colère, je jurais, je pleurais… Et c’est là que j’ai réalisé qu’elle n’avait pas d’empathie pour ses petites filles, que son mari n’avait pas d’empathie pour elle et que sa mère n’avait pas d’empathie pour elle non plus. C’était un cycle complet de manque d’empathie, se souvient-elle. J’étais résolue à faire quelque chose. Je vais réunir parents et enfants dans une salle de classe afin que les enfants puissent voir ce à quoi ressemble l’amour. »
C’était le début singulier d’un programme peu orthodoxe appelé Racines de l’empathie, un organisme à but non lucratif qu’elle a fondé en 1996 et qui est aujourd’hui présent dans 11 pays et continue de grandir. D’abord créé comme un moyen de réduire l’agressivité et l’intimidation chez les enfants d’âge scolaire, le programme est aussi pertinent pour d’autres formes de violence à l’extérieur de la salle de classe, affirme Mme Gordon.
« Peu importe le pays où vous êtes, c’est un programme fiable sur lequel vous pouvez compter pour répondre à votre problématique, que ce soit l’intimidation, l’équité entre les sexes ou la violence familiale », explique Mme Gordon, une entrepreneure sociale, éducatrice, auteure et défenseure des enfants. « Tous ces problèmes seraient atténués si les gens avaient de l’empathie. Il s’agit de trouver notre humanité commune. »
Racines de l’empathie invite un parent et son bébé à visiter une classe à plusieurs reprises au cours de l’année scolaire. Un instructeur enseigne aux élèves à observer le développement du bébé et à identifier ses émotions à l’aide d’un programme accrédité.
C’est un apprentissage expérientiel, dit Mme Gordon, dans le cadre duquel le bébé est le « professeur », agissant tel un catalyseur pour aider les enfants à reconnaître leurs propres sentiments et ceux d’autrui, puis à y réfléchir.
Elle ajoute que les recherches sur trois continents confirment l’impact du programme et sa capacité à favoriser une plus grande gentillesse, la coopération et le partage. En 2005, elle a aussi créé Semailles de l’empathie, un programme pour les 3 à 5 ans en garderie.
Les deux programmes tirent leurs origines de l’éducation que Mme Gordon a reçue à St. John’s, à Terre-Neuve. Plutôt que d’acheter des objets de luxe à Mary et à ses quatre frères et sœurs, son père mettait de la petite monnaie dans une boîte de conserve qu’il laissait sur la table de cuisine et envoyait l’argent à des familles dans le besoin outre-mer. Quant à leur mère, elle préparait des repas pour les prisonniers venant d’être libérés. « Je suis sûre qu’il y en avait parfois qui n’étaient que des ivrognes, mais ma mère offrait tout de même un repas à ces personnes et à n’importe quel enfant dans les parages. « S’il vous plaît, venez vous asseoir et manger avec notre invité pour qu’il ne mange pas seul », disait-elle. Chaque âme avait droit à sa dignité. »
L’empathie essentielle pour rupturer la cycle de violence
Après avoir déménagé à Toronto, Mme Gordon est devenue enseignante à la maternelle, puis elle a mis en place des centres d’éducation familiale d’abord dans des quartiers défavorisés de la ville, ensuite avec Racines de l’empathie.
« Il y a longtemps, j’ai compris que le dénominateur commun à toutes formes de violence, y compris l’intimidation, c’est l’absence d’empathie », avance Mme Gordon. Elle définit l’empathie comme « la capacité d’adopter le point de vue d’une autre personne », qui prend racine dans la relation parent-bébé. « J’ai réalisé que je pouvais briser le cycle de la violence intergénérationnelle en aidant les enfants dans les écoles à cultiver l’empathie pour qu’ils ne restent pas dans le cercle vicieux de l’agression. »
En tant qu’ancienne enseignante, elle savait que « pour avoir un impact universel, il faut aller dans les écoles », en particulier pour lutter contre l’intimidation. « De nombreuses preuves démontrent que les enfants moins stressés sont plus productifs et plus réceptifs pour apprendre. »
Dans l’optique d’influer sur les politiques publiques, il était important de « traiter le problème qui inquiète les politiciens et les gouvernements avec une solution efficace qui a fait ses preuves ». Racines de l’empathie est une telle solution, affirme Mme Gordon, mais le financement est un défi au Canada, en particulier parce que les budgets gouvernementaux sont serrés et que les dons des entreprises vont souvent à des programmes auxquels leurs employés peuvent participer.
Elle aimerait voir davantage de financement pour l’innovation sociale qui s’attaque à des problèmes mondiaux et davantage de reconnaissance envers des initiatives comme la sienne pour changer les mentalités.
« Le maillage est faible entre les connaissances que nous avons, les politiques que nous élaborons et les programmes que nous soutenons, dit-elle. L’innovation ne se résume pas à la science. L’innovation véritable, c’est ce que nous faisons avec la science. »
Une source d’inspiration dans ma vie…
… a été mes parents, de bien des façons. De ma mère, j’ai appris sur la dignité de chaque personne. Mon père m’a quant à lui appris le droit de chaque personne de ne pas se sentir seule, de ne pas avoir peur. Et aucune de ces choses ne m’a été enseignée : elles m’ont été inculquées.
Je suis surtout inspirée par…
… les enfants, parce qu’ils aiment si facilement, qu’ils sont la réponse à tout, qu’ils incarnent complètement notre avenir, qu’ils sont généreux. Les petits enfants sont pleins d’espoir, ils vont se battre à corps perdu, mais ils offrent des solutions. Leur confiance en ceux qu’ils aiment est totalement inspirante et totalement effrayante à la fois.
Mon conseil aux innovateurs est…
Quand les gens vous découragent, faites ce que font les enfants : mettez vos mains sur vos oreilles et chantez « na na na na na! ». Si vous avez un rêve et un plan, la meilleure chose que vous puissiez faire, c’est d’y rester fidèle. Très souvent, les gens vont vous décourager en disant que ce n’est pas réalisable. Mais vous savez quoi? Qui aurait pensé qu’amener un bébé dans une salle de classe était réalisable?