Dans l’une des provinces côtières du Canada, des efforts concertés ont été entrepris afin de déterminer précisément de quelle manière les effets du réchauffement climatique rapide peuvent être atténués par le plus grand puits de carbone de la planète : l’océan.

Les scientifiques, les entrepreneurs et les universitaires à l’origine de cette initiative considèrent que leurs travaux auraient dû être menés depuis longtemps. Ils estiment également que la côte Est du Canada est prête à être propulsée au premier plan de la lutte mondiale destinée à comprendre et à gérer le changement climatique.

La Nouvelle-Écosse se situe au bord de l’Atlantique Nord-Ouest, un puits de carbone essentiel et un élément clé de la Supergrappe des océans du Canada. Ce réseau pancanadien dirigé par l’industrie, lancé par le gouvernement fédéral en 2018, fait office de pôle pour l’industrie, la technologie et le milieu universitaire afin de poursuivre la recherche et le développement dans le domaine marin.

Accueillant l’une des plus fortes concentrations de doctorats liés à l’océan au monde, la Nouvelle-Écosse compte plus de 600 scientifiques, ingénieurs et techniciens travaillant dans ce domaine.

La province accueille également l’Ocean Frontier Institute (OFI), un partenariat conclu en 2016 entre l’Université Dalhousie, l’Université Memorial de Terre-Neuve et l’Université de l’Île-du-Prince-Édouard. L’institut réunit des chercheurs, l’industrie et le gouvernement dans le but de faire face à des problèmes océaniques complexes, grâce à des recherches centrées sur les dynamiques changeantes dans l’Atlantique Nord.

En tant que directrice générale et scientifique de l’OFI, la Dre Anya Waite occupe la première place dans cette quête de connaissances, à la croisée des sciences du climat et de l’océan.

Alors que l’océan absorbe plus de carbone dans l’atmosphère que toutes les forêts tropicales du monde réunies, Anya Waite déplore son absence du débat sur le changement climatique.

« Malgré le rôle primordial des profondeurs océaniques dans le processus d’absorption du carbone, les études sur ce sujet restent très limitées », a-t-elle déclaré.

L’océan absorbe le carbone de différentes manières. Les chercheurs comprennent mieux le système d’absorption côtier, qui fonctionne grâce aux herbiers marins, aux prairies et aux marais salants. Le carbone est capturé par photosynthèse dans ces écosystèmes, puis stocké dans les systèmes racinaires situés sous le fond marin.

Mais selon Mme Waite, les profondeurs océaniques absorbent 20 à 50 fois plus de carbone que l’océan côtier. Cette absorption prend deux formes, par le biais de processus que les chercheurs appellent la pompe à carbone chimique et la pompe à carbone biologique.

Sur le plan chimique, le dioxyde de carbone se dissout dans l’eau. Grâce au déferlement des vagues et au refroidissement de la température de l’eau, le carbone est absorbé par l’eau de mer. Lorsque l’eau de surface descend vers les profondeurs, elle entraîne le carbone avec elle.

Sur le plan biologique, le phytoplancton se développe et absorbe le carbone par photosynthèse avant d’être mangé par le zooplancton. Des particules appelées neige marine descendent ensuite au fond de l’océan.

Ces deux pompes peuvent contribuer à stocker le carbone pendant des milliers d’années.

Grâce à l’intensité de ses pompes chimiques et biologiques, l’Atlantique Nord absorbe environ un tiers du carbone capturé par les océans de la planète. La prolifération printanière du phytoplancton y est l’une des plus fortes au monde et la pompe chimique y est intense : des colonnes d’eau s’enfoncent dans les profondeurs de la mer, entraînant le carbone avec elles. L’accumulation de carbone est donc rapide.

Sans données précises sur le rôle de l’océan dans l’absorption et le stockage du carbone, il est pratiquement impossible d’atteindre les objectifs climatiques actuels. Mme Waite met en garde contre les variations du potentiel d’absorption du carbone par les océans, qui risquent de réduire à néant les progrès réalisés sur terre, objet de la plupart des efforts en matière de changement climatique.

« Vous ne pouvez pas omettre de mentionner l’océan et parler sérieusement du changement climatique », a-t-elle affirmé.

Bien que les scientifiques soient depuis longtemps conscients du manque d’études sur l’océan, les décideurs politiques et le public ont concentré les actions en faveur du climat sur des activités terrestres telles que la plantation d’arbres, le passage à des véhicules électriques et la recherche de sources d’énergie alternatives aux combustibles fossiles.

Or, observe Mme Waite, la haute mer est la principale force qui contrôle le changement climatique, et les grands fonds marins sont « de loin le plus grand puits de carbone au monde ».

Malgré les études menées depuis 50 ans sur le rôle des océans dans l’absorption du carbone, Mme Waite précise que la compréhension de ce processus est différente de la mesure du taux d’absorption du carbone.

Selon elle, la recherche vise à comprendre comment les choses se développent et comment elles descendent, tandis que la question de l’observation est la suivante : « Comment pouvons-nous, à long terme, observer les changements dans ces systèmes? »

Ces changements de système doivent être quantifiés afin d’être pris en compte dans les calculs effectués par les décideurs et les chercheurs chargés de fixer et d’atteindre les objectifs en matière de changement climatique.

Le concept de mesure de la séquestration du carbone est à l’origine de plusieurs idées sur la manière de stocker davantage de carbone dans l’eau. Au fur et à mesure des nouvelles technologies introduites par l’homme à cet effet, les conséquences voulues et involontaires de ces interventions doivent être observées, enregistrées et comprises.

Eric Siegel, directeur de l’innovation à l’OFI, souligne que, dans certains cas, nous savons ce que nous ne savons pas.

Par exemple, les forêts de varech sont capables d’extraire efficacement le carbone de l’atmosphère De grandes quantités de varechs peuvent être cultivées pour absorber le carbone, puis les plantes sont entraînées au fond de l’océan où elles meurent, laissant le carbone au fond de la mer. Cependant, l’effet de ces grandes quantités de varech sur l’écosystème des grands fonds marins n’est pas encore connu.

La fertilisation de l’océan en vue de faire pousser davantage de phytoplancton peut également permettre de piéger le carbone, mais la manière dont ce phytoplancton supplémentaire pourrait modifier l’équilibre de l’écosystème océanique n’est pas bien comprise.

M. Siegel est également cadre en résidence au Creative Destruction Lab (CDL) à Halifax. L’Oceans Stream et le Ocean Startup Project du CDL-Atlantic favorisent la collaboration entre les scientifiques spécialistes de la recherche océanique et les investisseurs, les entrepreneurs et les entreprises qui peuvent bénéficier de leur expertise.

Contrairement à des domaines comme l’agriculture, le génie informatique et la chimie, où la recherche a été canalisée vers des applications industrielles, M. Siegel note que le secteur océanique est resté plus cloisonné.

« Je pense que le défi est un peu psychologique : les scientifiques ne s’associent pas à l’industrie. Ils s’associent à des recherches particulièrement significatives », a-t-il déclaré. Mais les chercheurs et les entreprises peuvent partager des objectifs similaires, estime-t-il : comprendre l’océan, protéger le climat, protéger les espèces marines.

L’OFI a apporté son soutien à CDL-Atlantic en créant un espace où la recherche et l’industrie peuvent collaborer pour relever des défis océaniques complexes. Ici, les jeunes entreprises travaillent avec des mentors scientifiques et commerciaux pour « clarifier les objectifs, établir des priorités en termes de temps et de ressources, lever des fonds et rencontrer des experts qui se penchent sur les frontières de la recherche », selon le site Web du CDL.

M. Siegel participe à l’évaluation des entreprises au CDL, qui aide celles qui sont prometteuses à mobiliser des talents, des capitaux et à se développer. Il aide principalement à attirer les scientifiques de l’OFI au CDL, qui agissent comme des mentors pour guider les nouveaux entrepreneurs.

Planetary Technologies était l’une de ces entreprises prometteuses.

Jeune entreprise à la pointe de la technologie climatique basée à Dartmouth, en Nouvelle-Écosse, Planetary Technologies a bénéficié du soutien d’Oceans Stream du CDL-Atlantic.

L’entreprise met au point une nouvelle technologie d’élimination du carbone, en extrayant directement le carbone de l’air et en utilisant la chimie de l’eau de mer pour le stocker en toute sécurité.

Jason Vallis, vice-président des relations extérieures, estime que l’absorption du carbone doit être envisagée sérieusement comme faisant partie de la solution dès le départ. On assiste à un « dilemme moral », certains soutenant que la décarbonisation devrait être la priorité avant de se tourner vers l’absorption du carbone.

« Ce n’est pas l’un ou l’autre », a-t-il déclaré. « Nous devons agir sur les deux plans ».

Et, tout comme Mme Waite, M. Vallis souhaite que l’océan soit au centre de la conversation. « C’est probablement le plus grand atout dans la lutte contre le changement climatique », a-t-il affirmé.

À mesure que l’océan absorbe le carbone et la chaleur de l’atmosphère, il se réchauffe et s’acidifie.

« L’océan fait tout le travail à notre place », a déclaré M. Vallis. « [Le changement climatique] a un impact dévastateur, pour autant que nous le sachions, sur la vie marine et la biodiversité, il est donc impératif de faire quelque chose ».

Planetary Technologies a mis au point la plateforme ACT (Accelerated Carbon Transition), qui, selon elle, permettra de :

  • Retirer le dioxyde de carbone de l’atmosphère et le stocker de manière permanente;
  • Convertir les résidus miniers en alcalinité pure et sûre;
  • Générer de l’hydrogène vert et des métaux de batterie pouvant remplacer les combustibles fossiles; et
  • Réduire les impacts locaux de l’acidification des océans.

M. Vallis compare cette technologie à un antiacide pour l’océan. L’entreprise vise à corriger et à restaurer l’équilibre délicat du pH de l’océan en générant une forme d’alcalinité pure, qu’elle convertit en un carbonate qui reste enfermé dans la chimie de l’océan.

« Le carbone finira par s’y retrouver tout seul », a-t-il déclaré. « Notre démarche ne fait qu’accélérer le processus ».

Une des difficultés consiste à éliminer le carbone sans en créer davantage au cours du processus. Lorsqu’elle est produite de manière traditionnelle, la forme d’alcalinité préférée de la société, l’hydroxyde de magnésium, émet plus de carbone qu’elle n’en capture. Planetary Technologies a revu la conception du processus de manière à éviter l’utilisation de la chaleur et à consommer les abondants déchets miniers existants, créant ainsi beaucoup moins de carbone tout au long du processus.

L’entreprise prévoit de retirer un milliard de tonnes de dioxyde de carbone de l’atmosphère d’ici 2035.

Les travaux réalisés à l’OFI sont d’une portée régionale, nationale et internationale. Ils ont notamment aidé Pêches et Océans Canada à définir les priorités en matière de conservation en vue de la création d’une zone de protection marine dans le Canada atlantique, à prévoir les conditions marines et à localiser en temps réel les baleines noires de l’Atlantique Nord, une espèce menacée, pour Transports Canada et le ministère des Pêches.

À présent, l’OFI se penche sur l’accord signé lors de la Conférence des Nations unies sur les changements climatiques en 2015. Lors de la COP21 à Paris, 196 gouvernements ont accepté de collaborer pour empêcher la température moyenne de la planète d’augmenter de 2 degrés par rapport aux niveaux préindustriels, et de préférence de moins de 1,5 °C.

La Dre Anya Waite a déclaré que les discussions de la COP21 n’ont pas tenu compte du rôle de l’océan dans la lutte contre le changement climatique.

« L’accord de Paris comporte une lacune : aucun pays n’est responsable de l’observation des profondeurs des océans, ce puits de carbone, alors qu’il s’agit du puits le plus important au monde », a-t-elle déclaré.

Mme Waite souligne que la situation a changé lors de la COP26 à Glasgow. Lors de la conférence de 2021, un effort concerté a été déployé pour sensibiliser au rôle de l’océan avec la campagne « The Ocean is Missing: What we don’t know can hurt us » (l’océan est oublié. Ce que nous ne savons pas peut nous blesser).

« Le message important que nous essayons de faire passer aux décideurs politiques est que nous devons observer le grand bleu de façon bien plus efficace que par le passé », a-t-elle déclaré.

M. Siegel estime que certaines réussites ont été obtenues en faisant comprendre aux décideurs politiques que l’océan est oublié des discussions sur le climat. Pour lui, le prochain défi sera de savoir « comment établir des liens au Canada et à l’étranger en vue d’effectuer des mesures permettant aux décideurs d’être mieux renseignés sur les prochaines étapes ».

M. Vallis salue une conférence de l’OFI tenue en mai, Ocean Frontier 2022, comme un tournant majeur. Rassembler dans une même salle des experts, des groupes de défense et d’autres personnes travaillant dans le secteur des océans a montré que la question gagnait en importance.

Toutefois, pour obtenir des changements significatifs, Mme Waite estime que les nations doivent unir leurs forces. La compréhension de l’océan est une tâche trop ambitieuse pour être assumée par un seul pays.

« Nous recommandons que la politique gouvernementale change radicalement l’échelle de l’observation des océans afin de résoudre les changements actuels et de prévoir les changements à venir », a-t-elle déclaré.

Mme Waite, M. Seigel et M. Vallis estiment tous trois que le Canada est sur la bonne voie pour inclure l’océan dans le débat sur le changement climatique. Ils sont optimistes quant à l’avenir, car ils travaillent dans des domaines différents en vue d’atteindre des objectifs similaires.

M. Seigel considère le Canada atlantique comme le moteur de cette évolution.

« Nous deviendrons des chefs de file mondiaux, en utilisant l’océan et la technologie pour résoudre les enjeux climatiques mondiaux », a-t-il déclaré.