Dans le cadre de son approche directe de la crise humanitaire mondiale en Ukraine, la province de Terre-Neuve-et-Labrador s’attaque à la fois à un impératif de rétention et à une pénurie croissante de main-d’œuvre. Maintenant, plus que jamais, les « venus-de-loin » arrivant au « Rock » souhaitent rester.

En février 2022, lorsque la Russie a lancé son invasion de l’Ukraine et que des millions d’Ukrainiens cherchaient à fuir leur pays, le cabinet de Gerry Byrne n’avait pas de modèle sur lequel se reposer.

« Nous n’avions pas de manuel pour cela… Tout était nouveau. Nous n’avions pas de manuel de politique, pas de guide », a déclaré M. Byrne, ministre de l’Immigration, de la Croissance démographique et des Compétences de Terre-Neuve-et-Labrador.

Pourtant, le système unique de la province destiné à attirer les Ukrainiens et à les inciter à rester dans la province a rencontré un succès remarquable dès la première année de sa mise en œuvre. Malgré la nouveauté du système, la province a accueilli près de 1 500 Ukrainiens et presque tous sont restés. Seuls 57 d’entre eux se sont installés dans d’autres provinces, a rapporté la CBC à la fin du mois de décembre.

Une stratégie visant à établir des relations solides avec les nouveaux arrivants est à l’origine de ce succès.

La province a reconnu d’emblée que les Ukrainiens émigreraient en grand nombre et que beaucoup de familles seraient déplacées et chercheraient un refuge, a expliqué M. Byrne. Ce dernier a également compris que la communauté ukrainienne de Terre-Neuve-et-Labrador souhaiterait que son gouvernement aide leurs familles et amis à fuir l’invasion.

Six jours seulement après le début de l’invasion, le bureau de soutien aux familles ukrainiennes de Terre-Neuve-et-Labrador était opérationnel. Assuré par le personnel du Bureau de l’immigration et du multiculturalisme, ce service aide notamment au regroupement familial et au parrainage, informe les Ukrainiens qui souhaitent travailler dans la province des possibilités d’emploi et assure la liaison avec les employeurs qui souhaitent offrir un emploi aux Ukrainiens.

Le bureau est devenu un véritable centre de soutien et d’information. Il a servi de plateforme de collecte de dons, notamment de fournitures médicales, de vêtements pour enfants et d’autres articles à envoyer à l’étranger.

Le personnel a pu donner des renseignements sur la Croix-Rouge canadienne et ukrainienne, sur Global Affairs et sur le ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada.

« Notre initiative concernant l’Ukraine visait à établir, en amont, des relations. Grâce à ces relations, nous avons pu identifier à l’avance tous ces besoins et toutes ces capacités spéciales, et travailler avec eux pour faire de cette réinstallation une étape beaucoup plus réussie », a déclaré M. Byrne.

La demande d’autorisation de voyage d’urgence Canada-Ukraine (AVUCU), mise en place par le gouvernement du Canada, a permis à la province de Terre-Neuve-et-Labrador de soutenir les Ukrainiens et de tisser des liens avec eux, a expliqué M. Byrne. Bien que ce programme ne constitue pas une filière d’immigration pour les réfugiés, l’AVUCU offre un statut temporaire prolongé aux Ukrainiens jusqu’à ce qu’ils puissent rentrer chez eux en toute sécurité.

Habituellement, la réinstallation des réfugiés est gérée par le HCR (l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés) et le gouvernement fédéral. Les provinces et les territoires ne sont pas compétents pour agir unilatéralement en matière de réinstallation des réfugiés, a déclaré M. Byrne.

« Dans l’ensemble, les Ukrainiens ne sont pas reconnus comme des réfugiés », a-t-il ajouté, expliquant que la province a pu participer activement au processus de réinstallation via l’AVUCU.

Les citoyens ukrainiens et les membres de leur famille ont pu demander un visa de visiteur gratuitement, les autorisant à rester au Canada pendant trois ans, et effectuer une demande de permis de travail ouvert gratuitement.

L’initiative du bureau de soutien aux familles ukrainiennes a ensuite été étendue à Varsovie, en Pologne, pour « mener des activités de sensibilisation directe auprès d’une partie des quelque trois millions de personnes qui fuient l’Ukraine et qui pourraient chercher à obtenir des renseignements sur la possibilité de venir à Terre-Neuve-et-Labrador », peut-on lire sur le site Web du gouvernement provincial.

Les activités comprenaient l’organisation de séances d’information, la présentation d’emplois aux Ukrainiens dans la province, le traitement prioritaire des demandes de désignation d’immigrants et l’organisation de vols affrétés par le gouvernement vers St. John’s.

Près de la moitié des 1 500 personnes qui ont rejoint la province sont arrivées par des vols affrétés par le gouvernement provincial et coordonnés par le bureau de soutien. Selon M. Byrne, une présence physique en Pologne a permis d’établir un premier point de contact essentiel au processus.

« Nous avons d’abord établi des relations avec chaque personne que nous avons transportée à St. John’s. Nous savions qui ils étaient. Nous connaissions leurs besoins. Et nous avons pu nous préparer à l’avance pour les accueillir. Voilà donc l’une des raisons pour lesquelles, une fois que les Ukrainiens arrivent dans notre province, nous ne nous soucions pas de savoir s’ils vont partir et aller ailleurs ».

Byrne a déclaré que la générosité de la province, notamment les dons financiers et le soutien apporté en termes de biens et de services, a été tout simplement incroyable. Les employeurs ont tendu la main en proposant non seulement des emplois, mais aussi du temps et de l’énergie pour former et soutenir les nouveaux employés ukrainiens. Grâce à la préparation préalable, certains Ukrainiens avaient déjà un emploi assuré quand ils sont arrivés.

Afin de faciliter davantage la transition, une modification des règlements relatifs aux véhicules à moteur a permis aux nouveaux arrivants possédant un permis de conduire ukrainien de l’échanger contre un permis de Terre-Neuve-et-Labrador, ce qui permet aux « nouveaux arrivants de trouver un emploi plus rapidement et de s’installer dans toute la province ».

« À ce stade, je peux vous dire que je n’aurais rien fait différemment », a assuré M. Byrne.

Association for New Canadians

Megan Morris, qui a été directrice générale de l’Association for New Canadians (ANC), un organisme sans but lucratif, pendant une vingtaine d’années, n’a jamais vu une telle mobilisation.

L’ANC propose des services d’installation complets depuis plus de 40 ans dans la province, mais Mme Morris a déclaré que le mouvement ukrainien et le partenariat de l’ANC avec la province pour accueillir les Ukrainiens ont changé sa vie.

« J’ai été témoin de quelque chose d’incroyable, de fantastique », a-t-elle confié. « Ça a été si rapide, si intense ».

La population de Terre-Neuve-et-Labrador a connu une baisse de 1,8 % au cours de la période 2016-2021, selon Statistique Canada. Mme Morris a déclaré que la réponse de Terre-Neuve répondait à la fois au besoin humanitaire et au déclin démographique de la province.

« Je ne pense pas que beaucoup d’autres provinces offrent des services et des programmes d’une telle envergure… Notre province a vraiment pris les devants et offert un soutien incroyable aux Ukrainiens ».

Financée par les gouvernements fédéral et provincial, l’ANC offre une gamme complète et holistique de services. Elle aide les nouveaux arrivants à établir des plans d’installation, à contacter les services communautaires, à trouver un logement et à trouver un premier emploi au Canada. Les équipes chargées de l’emploi et de l’installation fournissent des services de suivi continu.

Monica Abdelkader, qui a rejoint l’ANC en tant que directrice des services d’installation après avoir travaillé dans des agences en Ontario et en Nouvelle-Écosse, a qualifié l’approche de Terre-Neuve-et-Labrador d’ingénieuse.

« Le soutien apporté par la province est sans précédent pour un mouvement de ce type. Il a été très beau et très solidaire. Ce partenariat sain et constructif est, je pense, la véritable clé de ce succès ».

Un aspect essentiel du programme consiste à écouter les commentaires des clients, qui sont souvent aussi grandioses qu’une personne qui décroche l’emploi de ses rêves après son arrivée au Canada, ou aussi simples que la reconnaissance et l’émotion liées à la réception d’un kit d’hygiène en sortant de l’avion, a déclaré Mme Abdelkader.

« L’heure est au changement, et c’est passionnant ».

Rétention des nouveaux arrivants

Selon Tony Fang, titulaire de la chaire Stephen Jarislowsky sur la transformation culturelle et économique à l’université Memorial, la province de Terre-Neuve-et-Labrador se classe désormais au premier rang en termes de pourcentage de la population favorable à l’accueil d’un plus grand nombre d’immigrants.

Cette évolution de l’opinion publique est particulièrement marquante : Entre 2014 et 2021, le pourcentage a presque doublé, selon les recherches de M. Fang sur les attitudes envers l’immigration au Canada atlantique M. Fang a tout de même précisé que le taux de rétention des réfugiés dans la province a traditionnellement été très faible : moins de 40 %.

Fang prône une immigration axée sur la communauté ou sur des projets, c’est-à-dire que les nouveaux arrivants ou les réfugiés arrivent en grand nombre, afin qu’ils puissent déjà compter sur une communauté.

 

« Ils parlent la même langue, ils partagent la même culture, ils ont vécu les mêmes expériences. Leur arrivée en groupe est très importante »

La population de Terre-Neuve est en grande partie homogène et possède un fort sentiment d’identité, de culture et de réseau social, a expliqué M. Fang. Cela se traduit par un grand sens de l’appartenance pour les habitants de longue date, mais cela complique souvent la tâche des nouveaux arrivants qui souhaitent intégrer ce réseau social étroit. Les nouveaux arrivants ont donc tendance à s’installer dans des villes plus grandes, où la population et la culture sont plus diversifiées.

Fang prédit un taux de rétention des Ukrainiens supérieur à la moyenne. En raison de la taille importante du groupe et du niveau de compétence plus élevé de ces nouveaux arrivants, il estime qu’environ 50 % d’entre eux resteront.

« Un emploi intéressant est le premier facteur déterminant pour attirer et, surtout, retenir les immigrants réfugiés », a expliqué M. Fang. « Beaucoup de réfugiés ukrainiens sont très instruits… [et] l’un des obstacles qu’ils ont rencontrés concerne la reconnaissance des diplômes ».

Selon lui, tout le défi consistera à trouver des emplois intéressants qui correspondent aux qualifications, à l’éducation, à l’expérience et à la formation des nouveaux arrivants ukrainiens.

La reconnaissance des diplômes étrangers ne concerne pas seulement les Ukrainiens qui arrivent à Terre-Neuve-et-Labrador, mais bien la plupart des immigrants de toutes les régions du pays.

Le ministre Byrne partage l’avis de Mme Fang selon lequel davantage d’efforts doivent être déployés en vue de simplifier le processus et d’aider les travailleurs hautement qualifiés à occuper des emplois hautement qualifiés plus rapidement et plus efficacement.

Si la reconnaissance des diplômes est généralement organisée et réglementée par des associations et des organismes professionnels, la province a travaillé directement avec ces organismes professionnels à Terre-Neuve-et-Labrador afin de les aider à reconnaître et à éliminer les obstacles inutiles ou prêtant à confusion auxquels les nouveaux arrivants peuvent être confrontés, tout en préservant les normes de pratique et de professionnalisme attendues.

Un nouveau modèle, et une histoire de soutien

Si la vague de soutien envers les Ukrainiens n’est pas surprenante, elle illustre peut-être une nouvelle façon d’intégrer les nouveaux arrivants dans la société canadienne.

Selon M. Fang, la présence d’une importante population ukrainienne dans les provinces de l’Ouest du Canada est un facteur clé.

« Nous sommes habitués à accueillir des réfugiés ukrainiens », a-t-il déclaré, notant que la sympathie du public contre la guerre renforce le soutien. « L’accueil a été vraiment chaleureux et favorable, ce qui fait aussi partie du caractère du Canada atlantique ».

Mme Morris partage ce sentiment.

« Les Terreneuviens sont, depuis longtemps, des gens très généreux, tout comme, je le pense, les Canadiens de l’Atlantique », a-t-elle dit. « Nous avons constaté un tel élan de soutien de la part de la communauté. Les habitants sont si aimables et généreux. C’est tout simplement formidable ».

Byrne pense que cet effort permet de trouver une nouvelle façon, plus efficace, de soutenir les réfugiés dans le contexte canadien.

« Je préconise une plus grande participation des provinces et des territoires dans le processus », a-t-il formulé. « Les provinces, lorsqu’elles peuvent participer, peuvent mieux gérer la réinstallation des réfugiés ».

À la fin de l’année dernière, M. Byrne a invité le gouvernement fédéral à doubler le nombre d’immigrants accordés à sa province dans le cadre du Programme des candidats des provinces, pour le porter à un peu plus de 3 000 places. Lui et le Premier ministre Andrew Furey ont vanté les programmes de jumelage emploi-travailleur de Terre-Neuve-et-Labrador et « l’importance cruciale de l’immigration » dans la croissance de la population provinciale.

L’autorisation de voyage d’urgence Canada-Ukraine est une mesure temporaire. Le gouvernement fédéral compte cesser d’accepter les demandes à compter du 31 mars. Après cette date, tous les Ukrainiens qui auront déposé une demande et qui disposeront des documents nécessaires auront toujours la possibilité de venir au Canada.

La même philosophie s’applique à Varsovie.

Byrne a déclaré que le bureau de soutien de Terre-Neuve restera ouvert après mars, continuant de vendre le rêve d’une nouvelle vie dans une petite province accueillante sur la côte est de l’océan Atlantique.

« Je pense que d’ici le 31 mars, la situation en Ukraine va probablement empirer, et non s’améliorer… la population souffre toujours, et les besoins d’aide ne disparaissent pas », a-t-il déclaré.