L’Atlantique ouvert
La suppression des barrières commerciales pourrait stimuler l’économie du Canada atlantiqueLa libre circulation des marchandises au sein d’une économie repose en grande partie sur le bon fonctionnement du secteur du camionnage. Or, au Canada atlantique, peu de secteurs sont confrontés à un aussi grand nombre de réglementations qui sembleraient presque être conçues pour entraver le fonctionnement du secteur. Prenons, par exemple, les règles relatives à l’utilisation de véhicules combinés longs, c’est-à-dire ceux où un seul camion tire deux remorques de 53 pieds de long. La ville de Moncton interdit l’utilisation de ces véhicules aux heures de pointe. Plus ennuyeux encore, le poids maximal de ces véhicules en Nouvelle-Écosse est inférieur de 1 000 kilogrammes à celui des autres provinces de l’Atlantique.
Ainsi, tout camion venant de la Nouvelle-Écosse, s’y rendant ou la traversant doit transporter une charge plus légère. Cette situation est moins efficace, moins respectueuse de l’environnement et, en cette période marquée par une grave pénurie de chauffeurs, plus coûteuse.
Elle illustre bien un problème de longue date de l’économie canadienne : les barrières commerciales entre les provinces, qui rendent les entreprises moins efficaces et moins productives « Nous rencontrons toujours des difficultés en matière de réglementation », déclare Chris McKee, président de l’Association du camionnage des provinces de l’Atlantique (APTA). Cela peut être frustrant, ajoute-t-il. « Le Canada atlantique forme une seule et même économie. Nous sommes étroitement liés et pourtant ces obstacles subsistent ».
Les barrières commerciales interprovinciales, également connues sous le nom de barrières non tarifaires (BNT), se présentent sous plusieurs formes : des normes en matière de commerce et de licences professionnelles différentes d’une province à l’autre (les hygiénistes dentaires, par exemple, doivent renouveler leur certification s’ils s’installent à Terre-Neuve-et-Labrador);[1] des restrictions en matière d’achats locaux; des normes de produits et des frais commerciaux différents; et même, fait bien connu, l’interdiction d’expédier directement aux consommateurs de l’alcool en provenance d’autres provinces. Vous habitez dans l’Île-du-Prince-Édouard et vous souhaitez commander une caisse de Chardonnay auprès du petit vignoble que vous avez visité dans la vallée de l’Annapolis? Dommage.
Ces mesures résultent en grande partie d’une tentative archaïque adoptée par les provinces afin de protéger l’emploi, mais elles constituent un frein important à la croissance économique et à la productivité. Elles entravent la libre circulation des travailleurs, exacerbent les pénuries de main-d’œuvre et empêchent les entreprises de se développer et de réaliser des économies d’échelle. Elles dissuadent les investissements, asphyxient la concurrence et, par conséquent, l’innovation. Il en résulte une économie moins dynamique, des coûts plus élevés pour les entreprises et des prix plus élevés pour les consommateurs.
Les chiffres en témoignent. Selon les économistes, le coût des BNT pour l’économie canadienne représente environ 4 % du PIB réel par habitant[2]. Le Fonds monétaire international estime que l’élimination des barrières commerciales internes sur les biens uniquement stimulerait la productivité du Canada de 3,8 %[3]. Pour les consommateurs, les barrières commerciales interprovinciales ajoutent entre 7,8 et 14,5 % au prix des biens et services qu’ils achètent. (Statistique Canada l’évalue à 7 % pour les biens uniquement)[4].
Les provinces atlantiques étant plus petites et plus dépendantes du commerce intérieur que le reste du Canada, elles bénéficieraient grandement de l’élimination des BNT. L’Île-du-Prince-Édouard enregistrerait une hausse du PIB de 16,2 % et Terre-Neuve-et-Labrador de 12,8 % (le Nouveau-Brunswick se classerait au quatrième rang des provinces canadiennes, avec une hausse de 6 %, et la Nouvelle-Écosse au cinquième rang, avec une hausse de 4,8 %).[5] Pour donner un ordre d’idée, un rapport publié en mars 2021 par l’Institut économique de Montréal (IEDM) a révélé que si les barrières commerciales internes avaient disparu en 2000, le PIB par habitant de l’Île-du-Prince-Édouard en 2018 n’aurait été que de 14 % inférieur à celui de l’Ontario, au lieu des 24 % qu’il était en réalité.[6]
L’élimination des barrières commerciales internes entraînerait également une augmentation de l’emploi de 6 % au Canada atlantique ainsi qu’une augmentation des recettes fiscales.[7] En 2021, le cabinet de conseil Deloitte a chiffré l’augmentation des recettes fiscales par province : de 238 millions de dollars pour l’Île-du-Prince-Édouard à 964 millions de dollars pour Terre-Neuve-et-Labrador.[8]
La libéralisation des échanges pourrait donner un nouvel élan à une économie déjà en pleine expansion dans le Canada atlantique. L’indice de dynamisme du Canada atlantique du Forum des politiques publiques a montré que, selon la mesure la plus élémentaire de la prospérité (la croissance du PIB réel par habitant), le Canada atlantique a surpassé le pays dans son ensemble au cours de la période 2015-2021.[9] Mais, en termes absolus, cette croissance reste inférieure à celle de l’ensemble du Canada. Il en va de même pour la productivité du travail, où l’élimination des barrières pourrait exercer une influence considérable sur la mobilité des citoyens vers les régions où les opportunités sont les plus nombreuses. La productivité du travail au Canada atlantique a connu une reprise remarquable après les résultats désastreux enregistrés au début des années 2010, avec un taux de croissance annuel moyen de 1,8 % pour la période 2015-2021 (bien qu’elle ait reculé l’année dernière).[10] Malgré cela, il reste encore du travail à faire : elle ne représente toujours que 91 % de la moyenne nationale.
La libéralisation du commerce pourrait également permettre de résoudre l’un des principaux problèmes identifiés par l’indice Momentum : l’état désastreux des investissements des entreprises. Les dépenses intérieures des entreprises en matière de recherche et de développement (DIRDE) constituent un indicateur clé de l’intensité de l’innovation et un moteur de la croissance économique. Au Canada atlantique, les DIRDE ont bien augmenté pour atteindre une croissance annuelle de 5,5 % sur la période 2015-2020, mais, par habitant, elles ne représentent que 35 % de la moyenne nationale. L’écart se réduit, mais il reste énorme. Une étude réalisée en 2019 par les Manufacturiers et exportateurs du Canada (MEC) dresse un sombre portrait du retard pris par le Canada atlantique en matière d’innovation et d’investissement.[11] Alors que 40 % des entreprises du pays ont déclaré utiliser des technologies de fabrication avancées, ce chiffre tombe à 28,6 % pour les répondants à l’enquête du Canada atlantique. Le pourcentage d’entreprises de fabrication de la région de l’Atlantique qui ont récemment introduit une innovation dans un produit ou un processus est le plus faible du Canada.
Voilà des années que les gouvernements abordent cette question, mais les progrès ont été au mieux hésitants. En 2017, les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux ont signé l’Accord de libre-échange canadien (ALEC), qui prévoit des engagements et des processus visant à supprimer les barrières. Cependant, certains secteurs, certaines mesures et certains travailleurs ont été exclus de l’accord[12]
« Des progrès épars ont été réalisés, mais d’importants obstacles subsistent », déclare Kyli Loeppky, directeur des affaires interprovinciales de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI). La FCEI évalue les efforts de tous les niveaux de gouvernement et, en général, le Canada atlantique est à la traîne. Dans le bulletin de mars 2023, qui classe les 14 juridictions en fonction de la libéralisation des échanges, la Nouvelle-Écosse arrive en cinquième position, Terre-Neuve-et-Labrador, l’Île-du-Prince-Édouard et le Nouveau-Brunswick en huitième, neuvième et treizième position, respectivement.[13] Dans un rapport publié en 2021 par l’Institut économique de Montréal, qui classe les provinces et les territoires en fonction de leurs progrès dans la suppression des exemptions de l’ALEC, la Nouvelle-Écosse se classe 5e, l’Île-du-Prince-Édouard 7e, Terre-Neuve-et-Labrador 8e et le Nouveau-Brunswick 11e.
Il n’y a pas que des mauvaises nouvelles. L’ALEC contient une table de conciliation et de coopération en matière de réglementation qui vise à éliminer 30 obstacles au commerce intérieur. Le cinquième plan de travail annuel, publié en janvier, montre que des accords ont été conclus pour 17 des 30 oints de cette liste.[14] Des progrès ont été réalisés sur des questions qui peuvent sembler insignifiantes, comme la normalisation de la protection des yeux, de la tête et des pieds dans le secteur de la construction, un effort mené par le Canada atlantique, mais tout progrès est louable lorsqu’il faut amener 14 juridictions concernées à la table des négociations et obtenir leur soutien.
Les provinces peuvent toujours agir unilatéralement, bien sûr. La Nouvelle-Écosse, par exemple, a renoncé aux frais d’enregistrement pour les entreprises établies en dehors de la province ( à l’instar de l’Ontario), et le Nouveau-Brunswick et l’Île-du-Prince-Édouard comptent parmi les sept juridictions qui autorisent la mobilité totale des infirmiers auxiliaires agréés. De son côté, Terre-Neuve-et-Labrador est la seule province de l’Atlantique à avoir réduit le nombre d’exceptions à l’ALEC entre 2021 et 2023.[15]
Les provinces peuvent également travailler au sein de blocs régionaux, comme le font les provinces de l’Ouest dans le cadre de l’accord commercial du Nouveau partenariat de l’Ouest (New West Partnership Trade Agreement), signé en 2016. « Les provinces devraient faire ces choses elles-mêmes », déclare Krystle Wittevrongel, analyste politique principal à l’IEDM. « Mais si elles le font en bloc, c’est encore mieux. L’effet n’en sera que plus grand et le reste du pays en verra les avantages ».
Le niveau de cohésion sociale, si évident dans la bulle atlantique, où les provinces ont coopéré en matière de santé et de restrictions de voyage, donne une idée des possibilités. Le Canada atlantique s’est résolument engagé dans cette voie en matière de commerce, et les raisons d’espérer sont nombreuses. Une analyse réalisée par Trevor Tombe et Jennifer Winter à l’université de Calgary a montré qu’une simple réduction de 10 % du coût du commerce entre les trois provinces maritimes (Terre-Neuve-et-Labrador n’a pas été incluse dans l’étude) augmenterait les revenus réels de 0,44 % (Nouvelle-Écosse) à 1,8 % (Île-du-Prince-Édouard), et stimulerait l’emploi de 0,62 % (Nouveau-Brunswick) à 2,64 % (Île-du-Prince-Édouard).[16]
La Stratégie de croissance pour l’Atlantique, lancée en 2016 et renouvelée cet été par le Conseil des Premiers ministres de l’Atlantique, met l’accent sur la réduction des barrières commerciales, citant la mobilité de la main-d’œuvre et la reconnaissance des titres de compétences comme des domaines clés.
Diverses initiatives ont été lancées, la plus avancée étant le projet d’harmonisation des régimes d’apprentissage. Elle a normalisé les exigences en matière d’éducation et de formation pour les apprentis de 23 métiers dans toute la région, des maçons aux électriciens en passant par les mécaniciens de chantier et les tôliers. Certaines n’ont pas encore été entièrement mises en œuvre et il faut encore veiller à ce que toutes les exigences soient alignées sur l’effort national d’harmonisation, mais on peut affirmer que les provinces de l’Atlantique sont plus avancées que le reste du pays et qu’elles ont plus de poids dans le programme national qu’elles n’en auraient autrement, du fait de leur regroupement.
En juin dernier, les provinces ont signé un accord de sécurité technique qui leur permettra d’harmoniser les licences et les certifications pour toute une série de métiers spécialisés – des monteurs de gaz et des techniciens en combustibles aux mécaniciens d’ascenseurs et aux ingénieurs en électricité : pratiquement tous les travailleurs du secteur de l’énergie, de la chaleur et de l’électricité dans une maison ou un bâtiment. Ces travailleurs qualifiés pourront bientôt, espérons-le, obtenir une licence dans une province et travailler dans l’ensemble du Canada atlantique. Le Conseil des Premiers ministres de l’Atlantique a également conclu un accord de partenariat en matière de commerce et de marchés publics afin de réduire davantage les barrières commerciales et d’harmoniser les pratiques en matière de marchés publics entre les quatre provinces.
À ce jour, la réussite la plus notable est sans doute le Registre des médecins de l’Atlantique. Au lieu de devoir obtenir des licences individuelles auprès de chaque collège médical provincial, les médecins peuvent s’inscrire à un registre central et exercer partout dans la région, moyennant une cotisation annuelle de 500 dollars. Ce registre réduit la charge administrative et les coûts auxquels les médecins sont confrontés — la Nouvelle-Écosse estime qu’il permet à ses médecins d’économiser au moins 200 heures par an, soit l’équivalent de 600 visites de patients — et accroît la mobilité, la collaboration et l’efficacité. Enfin, il fait de la région un lieu de travail plus attrayant.
Le registre a été lancé en mai et, au cours des trois premiers mois, 36 médecins du Nouveau-Brunswick, 18 de Terre-Neuve-et-Labrador, 58 de Nouvelle-Écosse et 16 de l’Île-du-Prince-Édouard s’y sont inscrits.[17] « Cette initiative est un grand pas en avant, non seulement parce qu’elle réduit les formalités administratives, mais aussi parce qu’elle favorise les échanges internes de main-d’œuvre et permet de relever les défis auxquels le Canada est confronté dans le domaine des soins de santé », déclare Keyli Loeppky, de la FCEI.
En raison de l’essor économique et démographique du Canada atlantique, les obstacles à la mobilité de la main-d’œuvre, en particulier dans les métiers et les professions de la santé, figurent parmi les priorités les plus urgentes. En mars, la Nouvelle-Écosse a adopté une loi sur l’accès des patients aux soins (Patient Access to Care Act) qui dispense les praticiens de santé venant d’une autre province de toutes les exigences en matière d’autorisation et d’enregistrement. Le but n’est pas seulement de remédier aux pénuries actuelles, mais aussi de créer des conditions propices à la croissance.
Dans son rapport sur l’état désastreux des investissements technologiques, le MEC cite les pénuries de main-d’œuvre et de compétences en tête de liste des coupables. Selon ses membres, le principal facteur qui influence la décision de construire une nouvelle usine est la disponibilité d’une main-d’œuvre qualifiée, et le plus grand défi auquel ils sont confrontés est la disponibilité de la main-d’œuvre. Il est impossible d’innover si vous n’avez pas les bons cerveaux dans votre entreprise. « L’approche panatlantique adoptée est très positive », déclare Michel Raymond, vice-président de la division Nouvelle-Écosse de MEC. « Mais nous devons augmenter la cadence. La main-d’œuvre est nécessaire au maintien de la capacité d’une organisation et à son potentiel de croissance ».
Le secteur du camionnage connaît lui aussi une dynamique positive, même si des progrès restent à faire. L’APTA collabore avec les quatre provinces pour harmoniser les restrictions de poids au printemps (les poids de charge maximum autorisés pendant le dégel printanier, lorsque les routes sont plus fragiles). Du côté des travailleurs, si toutes les provinces canadiennes ont accepté de mettre en œuvre des normes minimales de formation pour les conducteurs débutants, ces normes doivent encore être codifiées et l’APTA fait pression pour que les quatre provinces de l’Atlantique soient sur un pied d’égalité. Chris McKee, de l’APTA, se montre optimiste concernant ces deux aspects, de même que sur la tendance à réduire les obstacles en général. « Cela prend du temps », dit-il. « Mais honnêtement, je ne vois pas beaucoup de résistance. »
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