Notre dernier rapport examine les moyens de sauver les informations locales au Canada, et comment adapter de facon optimale le modèle australien de compensation négociée entre Google/Meta et l'industrie de l'information.

« La qualité intrinsèque d’une bonne information en fait, paradoxalement, un sujet délicat pour les politiques publiques. Le journalisme doit maintenir son indépendance vis-à-vis des gouvernements, ce qui crée un véritable casse-tête difficile à résoudre pour Canadiens : comment porter assistance à une institution menacée tout en le gardant libre de toute influence officielle. »
– Le Miroir éclaté (2017)

À l’occasion du cinquième anniversaire de la publication du Miroir éclaté, deux conclusions s’imposent à la relecture de ce diagnostic féroce sur l’érosion grave des revenus des organes de presse et son effet sur le journalisme de qualité et d’intérêt public.

La menace posée sur la dynamique de notre démocratie demeure la même. Elle a même gagné en intensité au plan local, particulièrement dans les régions rurales ou éloignées. Les quelques germes d’innovation ne suffisent pas à rassurer. Toutefois, on note dans les pays démocratiques une évolution dans les mesures mises en place. Il y a cinq ans, le problème à résoudre était celui de l’indépendance. Il s’agissait d’assurer un soutien financier public pour une industrie en difficulté, mais considérée comme un bien public essentiel, tout en garantissant que les gouvernements n’influenceraient pas la couverture médiatique. En 2022, le problème est tout autre. L’industrie de l’information demeure toujours essentielle et menacée, mais il faut désormais assurer un rééquilibrage des revenus provenant des titans numériques tout en garantissant que ce duopole du monde virtuel n’influence pas la couverture de l’actualité.

Il y a de bonnes raisons de rester attentif à la question et une certaine lueur d’espoir que les politiques publiques puissent rééquilibrer l’écosystème. Mais la politique et les marchés devront jouer leurs rôles respectifs afin d’assurer que la presse maintienne sa mission sociale, qui est de demander des comptes aux puissants et de permettre aux communautés de se connaître elles-mêmes.

Le Forum des politiques publiques se réjouit que Le Miroir éclaté ait contribué, au Canada, à dresser la table pour ce que nous considérons comme un débat essentiel sur les actions à prendre face aux menaces qui pèsent sur la démocratie à travers la crise du journalisme. Le rapport cadre le problème par trois questions :

  1. La détérioration de l’état des médias traditionnels, à commencer par les journaux, menace-t-elle la fonction civique du journalisme et, par conséquent, la santé de notre démocratie ?
  2. Dans l’affirmative, les nouveaux médias numériques, quels qu’ils soient, comble-t-il ce vide, et peut-on raisonnablement espérer qu’ils le fassent après une période de transition ?
  3. Dans la négative, comment une politique publique peut-elle assurer la circulation d’une information saine et vitale pour la démocratie, et quels seraient les moyens les moins intrusifs et les plus efficaces pour y parvenir ?

Le rapport a fourni une base factuelle pour éclairer le débat. Il a d’abord expliqué la relation historique – à la fois symbiotique et contradictoire – entre médias d’information et gouvernements. Il a également recommandé une série de solutions réalisables. Contredisant l’adulation dont les propriétaires des grandes plateformes faisaient encore l’objet en 2017, Le Miroir éclaté avait tiré la sonnette d’alarme non seulement sur les dangers croissants de la désinformation et de la haine en ligne, mais également sur la manière dont ces plateformes les amplifient à dessein et sur leur désinvolture devant le mensonge et leur manque total d’esprit civique.

Parmi les 12 recommandations du rapport, au moins six ont vu le jour, ou sont en gestation :

  • L’application équitable des taxes (TPS/TVH, TVQ) aux fournisseurs de services numériques étrangers au même titre que leurs concurrents canadiens.
  • La réduction des obstacles au soutien philanthropique du journalisme au Canada.
  • Le rééquilibrage des règles relatives aux droits d’auteur afin de renforcer les droits des créateurs de nouvelles.
  • La création d’un fonds de soutien au journalisme local sur le modèle de celui de la BBC au Royaume-Uni.
  • La mise en place d’un système de soutien parallèle pour le journalisme autochtone.
  • La création d’un institut de recherche dédié à l’étude du journalisme et de la démocratie, concrétisée par le partenariat du FPP dans le cadre du projet Démocratie numérique avec le nouveau Centre pour les médias, la technologie et la démocratie à l’École de politiques publiques Max Bell de l’Université McGill.

Le rapport a également affirmé et démontré plusieurs principes fondamentaux. Par exemple, que le gouvernement fédéral soutient la presse de toujours, depuis l’ancienne subvention postale datant d’avant la Confédération jusqu’à la création de Radio-Canada en passant par l’article 19 de la Loi de l’impôt sur le revenu. Que les difficultés actuelles sont liées à la contraction des salles de nouvelles de moins en moins capables de produire une information à vocation civique. Que les solutions doivent être neutres par rapport aux plateformes et au modèle entrepreneurial. Que l’intervention gouvernementale doit être aussi légère et brève que possible, et garantir que les gouvernements n’exerceront aucun parti-pris dans l’attribution des fonds publics.

Après la publication du Miroir éclaté en janvier 2017, le FPP a organisé un atelier avec divers représentants des médias traditionnels ou en ligne (incluant les magazines), de la presse en langue minoritaire et des syndicats de journalistes. De ce processus est née l’idée d’un crédit d’impôt pour la main-d’œuvre journalistique. Ce dispositif, introduit au budget fédéral de 2019, est sans doute la forme la plus importante de soutien aux médias et la moins intrusive.

Et puis, bien sûr, il y avait la recommandation fondamentale du rapport, qui appelait à la création d’une taxe spéciale pour les plateformes qui vendent de la publicité numérique au Canada sans mettre un sou dans le journalisme. À ce titre, le gouvernement canadien envisage d’adopter ce que l’on appelle le « modèle australien », c’est-à-dire une redevance sur la technologie similaire à celle que versent déjà les câblodistributeurs canadiens au Fonds des médias du Canada.

En 2018 et 2019, le gouvernement du Canada a inscrit à son budget quatre mesures pour soutenir les organisations journalistiques canadiennes sur cinq ans. Introduite dès en 2018, l’Initiative de journalisme local (dont il sera question dans se rapport) en est maintenant à sa quatrième année. Les trois autres, apparues au budget 2019, prévoyaient des crédits d’impôt pour la main-d’œuvre journalistique et les coûts d’abonnement, en plus de rendre les organisations journalistiques admissibles au « statut de donataire reconnu » leur permettant de recevoir des dons.

Le monde évolue, et ces politiques ont eu des conséquences, dont certaines imprévues. Très peu d’organisations journalistiques se sont prévalues du statut de donataire reconnu et les philanthropes canadiens sont restés timides vis-à-vis des médias. Pourtant, comme le prédit notre rapport intitulé Ce que les Roughriders de Regina peuvent enseigner au journalisme canadien [en anglais seulement], de nouveaux modèles communautaires sans but lucratif sont à l’essai. Les grands éditeurs ont exercé de fortes pressions pour que les médias sociaux et les moteurs de recherche les paient pour leur contenu. Le gouvernement fédéral a même promis de les soutenir par le biais de la législation, comme en Australie. Et une province canadienne, le Québec, a introduit son propre programme. Enfin, les télédiffuseurs, à l’instar des journaux, ont commencé à subir les mêmes pressions financières affectant leur salle de nouvelle.

Au cours des années qui ont suivi la publication du Miroir éclaté, le Forum des politiques publiques a continué de s’impliquer dans ce débat public essentiel à la démocratie canadienne. Nous avons notamment proposé des améliorations au crédit d’impôt aux abonnements pour les nouvelles numériques et des moyens pour encourager les philanthropes, les leaders communautaires et les citoyens ordinaires à soutenir leurs médias.

Nous nous sommes toujours concentrés sur deux volets politiques distincts, mais liés : renforcer l’écosystème médiatique produisant une information factuelle, vérifiable et de qualité ; tout en contrant la déferlante de haine et de désinformation en ligne. Deux de nos initiatives, l’Assemblée citoyenne et la Commission canadienne de l’expression démocratique, sont vouées au rôle sacré de la liberté d’expression en démocratie. Celles-ci ont rejeté, par exemple, l’approche allemande qui exige le retrait de contenu non conforme aux règlements dans les 24 heures. Notre approche a toujours cherché un juste équilibre entre l’impératif de tenir le maximum de la distance entre le gouvernement et le journalisme, et celui de ne pas cribler le pays de déserts journalistiques.

Ce rapport, qui coïncide avec le cinquième anniversaire du précédent, se veut réaliste. Il se concentre sur deux questions essentielles :

– Comment donner plus d’ambition et d’impact à l’Initiative de journalisme local, qui connaît un succès raisonnable, par le moyen de l’action philanthropique ou celui d’une structure indépendante qui soutiendrait les journalistes et les innovateurs issus de minorités visibles.

– Comment adapter au Canada le modèle australien de redevances que verseraient les plateformes, et assurer des garde-fous qui garantiront l’indépendance des organes de presse face aux géants mondiaux comme Meta (Facebook) et Google.

Ayant débuté ma carrière de journaliste au Lloydminster Times, en Alberta, et fort de mes sept années comme rédacteur en chef du Globe and Mail, je mesure pleinement la contribution de tous les médias, grands ou petits, à notre démocratie.

Dans les pages qui suivent, l’équipe du FPP exposera comment le Canada peut continuer à soutenir le journalisme tout en protégeant son indépendance vis-à-vis des gouvernements et des géants du Web.

Edward Greenspon
Président et PDG, Forum des politiques publiques


Au début du XXIe siècle, les nouvelles technologies de communication ont provoqué une explosion de l’information, de l’expression publique et de la créativité. Presque du jour au lendemain, ces nouvelles formes de connectivité ont changé la façon dont les gens se rassemblent et interagissent. Du balado à la porno en passant par la fanafiction et le jeu en ligne multijoueur, l’expression culturelle sous toutes ses formes a connu un essor inouï tant par la quantité produite que par l’intensité suscitée.

Du côté des vieux modèles d’information et de divertissement, pratiquement personne n’a rien vu venir. En 1996, la société Eastman Kodak valait 31 milliards de dollars et détenait plus des deux tiers du marché mondial de la photographie. En 2012, elle avait été rayée de la carte alors même que les utilisateurs d’Instagram, Pinterest et Flickr affichaient des milliards de photos. La diffusion en continu a secoué les bases des réseaux de télé et de câble, alors même qu’il ne s’est jamais tant produit de contenu télévisuel. En musique, le bouleversement fut total. Le raz-de-marée a failli engloutir toute la vieille structure de l’industrie musicale en rendant caduques les maisons de disques, les agences et les radios, tandis que les auditeurs se tournaient vers des plateformes telles que YouTube ou TikTok, et que Spotify, Apple Music et Soundcloud développaient une nouvelle façon de commercialiser la musique.

Mais cette prolifération de contenus médiatiques a fait une orpheline : la nouvelle locale. Or, malgré son côté prosaïque, cette forme d’information, qui relate les affaires communautaires, est vitale au bien commun.

Ce problème ne touche pas toute l’information.

Le marché des médias du XXIe siècle est très demandeur pour certains types d’informations. Celles qui s’adressent à un public national ou international trouvent de larges publics, de même que celles qui sont monnayables pour des abonnés, tout comme celles qui sont susceptibles de nourrir un fil de nouvelle servant de prétexte à des visées partisanes ou propagandistes.

C’est ainsi que le câble s’est rempli de chaînes d’information mondiales – Al Jazeera, Euronews, Sky News, France 24, Africanews. Ce nouvel environnement médiatique a donné naissance à des dizaines de faux titres d’information qui exploitent l’actualité pour promouvoir des programmes sectaires, tels que RT, Breitbart, Gateway Pundit, Post Millennial ou Rebel. Les titres qui mettent l’accent sur la couverture des affaires (des nouvelles « utilisables ») – Bloomberg, Thomson Reuters, Le Wall Street Journal, Le Financial Times – ont prospéré. De même pour quelques vieux médias traditionnels, comme Le New York Times et Le Guardian, dont la marque et l’autorité ont permis de cultiver un lectorat international.

Les nouvelles locales – qui rendent compte des activités du gouvernement, des institutions et des habitants d’une municipalité, d’une région ou d’une minorité culturelle ou linguistique – ont plutôt souffert dans ce nouvel environnement médiatique. Au XXe siècle, la plupart avaient une ou des publications qui relataient leurs affaires des communautés et promouvaient leur commerce par le biais d’affiches et de petites annonces. La publicité était aussi indispensable à la vie de la communauté puisqu’elle finançait le reportage – de manière indirecte. La nouvelle locale et son pendant publicitaire étaient donc un élément essentiel du tissu des communautés, un moyen crucial par lequel elles se connaissaient elles-mêmes. Une communauté est plus qu’un simple agrégat d’individus résidant dans un espace contigu. Il lui faut un moyen de s’informer sur elle-même pour être autre chose qu’une population d’étrangers indifférents.

Le numérique élimine presque complètement le coût marginal de chaque nouvel utilisateur. Il incite donc les organismes de presse à viser la plus grande échelle possible. Les médias d’information ont donc adapté leur offre, passant du local au régional, au national et à l’international. On cherche le conflit et plus personne ne parle du parc au bout de la rue. Récemment, Le New Yorker a fait état d’un article paru en 2018 dans Le Journal of Communication, selon lequel les nouvelles locales encourageaient les gens à « penser local » et à se concentrer sur ce qu’ils avaient en commun avec leurs voisins plutôt que de succomber à la tendance de la nouvelle nationale et de la pensée partisane qui contribuent à la polarisation de la société, particulièrement aux États-Unis.

Meta (nouveau nom de la société mère de Facebook) et Alphabet (ex-Google) n’ont jamais eu l’intention d’exterminer le journalisme local. Au contraire : l’objectif et le modèle économique de Google consistent à mettre à la disposition du public des informations instantanées et illimitées, et c’est pourquoi presque tout le monde l’utilise. De même pour Facebook à sa création en 2004, qui voulait « donner aux gens le pouvoir de faire communauté ». Sauf qu’à l’échelle du lieu où vivent les gens, l’effet fut inverse. Google rend l’information locale moins « découvrable », et Facebook s’est révélé plutôt corrosif pour les liens communautaires.

Au Canada, chaque communauté continue de s’intéresser à ce qui se passe chez elle. Google et Facebook n’ont pas supprimé la soif de nouvelles locales. Mais les deux géants américains ont drainé la publicité qui était le pilier économique de la nouvelle locale. La demande ne suffit pas. Une large part des revenus s’étant tarie, rien ne vient financer la production d’une couverture journalistique de qualité. Contrairement aux autres types de production culturelle, les organes locaux ne peuvent grossir ou rétrécir à volonté selon la demande. La seule issue est la consolidation, telle que la récente acquisition de Brunswick News, à Moncton, par Postmedia. Mais le résultat habituel de ce genre de consolidation est d’éloigner le média consolidé de sa communauté.

Par nature, l’information locale ne peut pas élargir son lectorat sans renoncer à son orientation locale. Le maximum de lecteurs qui peuvent s’intéresser au quotidien à ce passe à Esterhazy, en Saskatchewan, correspond au nombre d’habitants – plus quelques anciens résidents. Les habitants d’Esterhazy ne sont pas non plus terriblement intéressés par l’élection du maire de Pointe-de-l’Église, en Nouvelle-Écosse, ou par la polémique sur les itinéraires des autobus scolaires à Rivière-du-Loup, au Québec. Chaque localité est une île avec ses propres enjeux.

Le personnel des rédactions locales n’est pas non plus compressible à volonté selon les entrées de revenu. Un guitariste talentueux peut enregistrer, sur un coup de tête, une chanson sur son téléphone intelligent et lui trouver un public. Un journal local n’a pas cette possibilité. L’information est une chronique quotidienne des délibérations du conseil municipal, des tribunaux et des commissions scolaires. Ceux qui la font doivent gagner la confiance de la communauté qu’ils couvrent, même lorsque cette communauté est elle-même divisée. Cela exige de tous ceux qui y travaillent du savoir-faire et du jugement éditorial. Bref, même le plus modeste journal s’appuie sur une rédaction.

Le capitalisme est ainsi fait que même à l’apogée du journalisme du 20e siècle, lorsque les journaux étaient gavés de publicité, les grandes chaînes tentaient de fonctionner avec aussi peu de personnel que possible afin de maximiser les profits. En 1980, le copropriétaire de la chaîne Sterling, David Radler, déclarait à la Commission royale d’enquête sur les journaux que son idéal était une « rédaction de trois personnes, dont deux qui vendent de la pub » . Mais un fait demeure : quelle que soit l’époque ou la conjoncture, un organe de presse qui « presse le citron » de la rédaction à l’excès compromet son produit et menace sa propre existence.

Et c’est effectivement ce qui s’est produit. Entre 2011 et 2020, 300 journaux canadiens ont disparu, par la fermeture ou la fusion. Et les revenus publicitaires ont fondu de 1,21 milliard de dollars à 441 millions sur la même période selon Médias d’info Canada.

Du nombre, il y avait bien certains hebdos ou journaux gratuits destinés aux clientèles urbaines, mais 266 titres desservaient des communautés non urbaines. La liste des journaux morts est une véritable litanie des régions et des petites villes au pays : Le Courrier de Saguenay au Québec, Le Souris Plaindealer au Manitoba, Le Lethbridge Sun-Times en Alberta, Le Chilliwack Times de Colombie-Britannique, Le Sackville Tribune-Post du Nouveau-Brunswick, et ainsi de suite. Le Moose Jaw Times-Herald a fermé ses portes en 2017 après 128 ans d’existence, privant les 35 000 habitants de leur seule source d’information locale. Toujours en Saskatchewan, L’Esterhazy Miner-Journal, fermé en 2018, n’existe plus : son seul vestige est une page Facebook sur la plateforme qui a involontairement contribué à l’étrangler.

Assez curieusement, nous avons donc laissé se créer un monde où la personne qui vit à Pointe-de-l’Église ou Moose Jaw est inondée d’informations et d’opinions sur tout et partout, sauf sur son lieu de résidence. Cette personne a accès à Al Jazeera et à Fox News, à Reddit et à Joe Rogan, à BBC World News et à TMZ, mais pas à une salle de presse locale organisée, préparée, informative et fiable, qui surveille les pouvoirs locaux, et qui consigne pour le public les enjeux de sa ville, de sa région. Au lieu de quoi, on leur donne une page Facebook faite par des bénévoles.

Il n’y a d’ailleurs rien de mal aux pages Facebook à vocation communautaire. C’est même un heureux développement – sauf quand elles sont détournées à des fins haineuses ou de désinformation. Mais la meilleure page Facebook demeure un piètre substitut au regard authentiquement journalistique, c’est-à-dire soutenu, impartial, responsable et investi d’une préoccupation pour la chose publique.

Mais parce que cette forme de vigilance et de témoignage public est garante de l’intégrité démocratique, sa perte inflige une forme pernicieuse de dommage social et mine la gouvernance publique.

Même si les gouvernements, leurs dirigeants et les politiciens en général n’apprécient guère l’attention parfois intrusive des journalistes, toutes les démocraties matures reconnaissent que le rôle essentiel des médias du fait qu’ils sont extérieurs à l’appareil gouvernemental. Une société autoritaire peut exercer son pouvoir sans explication ni justification, mais aucune démocratie ne peut fonctionner sans mécanismes de légitimation. Le dispositif principal consiste à veiller continuellement à ce que les affaires du gouvernement (et celle des organisations de la société civile, y compris les entreprises) soient conduites convenablement – et remises en question et contestées, au besoin. Un autre s’apparente à une courroie de transmission : malgré leur critique des journaux, les élus locaux perdent en visibilité – et en audibilité – quand un média local ferme ses portes.

« La démocratie meurt dans l’ombre », comme le dit le slogan du Washington Post. Pas seulement en raison de l’absence de contrôles sans lesquels les politiciens véreux ou les entreprises malhonnêtes s’en tirent à bon compte. Ni parce que l’électorat deviendrait ignorant et irrationnel – celui n’a jamais été parfaitement informé ou complètement rationnel de toute façon. L’essentiel est plutôt que la démocratie a besoin que l’information circule afin que les citoyens puissent prendre une décision éclairée si tant est qu’ils fassent l’effort de s’informer. Il y a péril pour la démocratie quand la volonté d’agir du peuple ne peut s’appuyer sur une chronique permanente de la chose publique. L’ignorance en matière civique conduit au désenchantement, au désinvestissement et au délitement du bien commun, ce qui ouvre la voie à des opinions extrêmes, détachées des faits et qui s’alimentent de la frénésie ambiante.

La perte d’un journalisme local consciencieux va donc contre l’intérêt public. Mais quelles mesures prendre pour encourager la production de nouvelle locale, prévenir les fermetures et minimiser les dégâts lorsqu’elles se produisent ?

Chose certaine, on ne pourra pas revenir en arrière. Toute solution devra intégrer le nouvel environnement de communication, qui a précipité la situation et qui est désormais incrusté. L’aide publique ne doit pas non plus servir à soutenir des entreprises privées qui, ayant œuvré à leur propre malheur, sont désormais des actifs dévalorisés au sein de fonds spéculatifs qui engloutiront chaque dollar de subvention publique pour améliorer leur bilan. La solution ne devra pas non plus placer les médias en conflits d’intérêts par rapport à un État bienfaiteur et dispensateur de subventions : il en va de leur indépendance et de leur utilité en tant qu’instruments de légitimation démocratique.

C’est dans ce contexte que le gouvernement fédéral a créé et mis en œuvre l’Initiative pour le journalisme local (ILJ), l’une des nombreuses mesures de soutien au journalisme introduites  sur les budgets de 2018 et 2019.


La menace qui pèse sur le journalisme local ne se limite pas au Canada. Toutes les démocraties occidentales, bouleversées par cette crise de l’information, sont préoccupées devant l’appauvrissement de la couverture médiatique quant aux questions locales. Ces grands théâtres de la vie politique que sont la Chambre des communes et le Congrès américain seront toujours scrutés de près, mais chaque pays compte une myriade de forums de décision de moindre envergure qui, néanmoins, jouent un rôle important dans la vie des citoyens.

Le Royaume-Uni

En 2017, le premier pays occidental à mettre en œuvre une réponse ferme a été le Royaume-Uni. Son initiative, appelée Partenariat pour l’information locale [Local News Partnership, ou LNP], est administrée par son radiodiffuseur public national, la BBC.

Le LNP comporte trois volets, dont le premier – le plus important – s’appelle Local Service de couverture de la démocratie locale [Democracy Reporting Service]. Il vise à embaucher, former et affecter 150 journalistes (et 15 de plus en 2021) à la couverture des autorités locales et autres institutions publiques. La BBC paie les salaires sur la base de contrats de trois ans, mais les journalistes sont à l’emploi des médias régionaux privés.

Le deuxième volet est l’Unité de données partagées, qui forme les reporters au journalisme de données et coordonne des enquêtes à grande échelle.

Enfin, le troisième volet est le Portail de nouvelles [News Hub], qui syndique gratuitement les contenus d’actualité produits dans plus de 800 médias locaux et régionaux du pays.

La BBC s’est engagée à maintenir ce programme jusqu’en 2027, minimalement, et le finance à hauteur de 8 millions de livres par an, pour un total 88 millions de livres sur la période. Les journalistes ont révélé des cas importants d’inconduite et de malversation qui, autrement, seraient restés sous silence.

Ailleurs dans le Commonwealth, le radiodiffuseur public néo-zélandais RNZ a lancé sa propre version du programme en 2019, qui emploie actuellement 20 reporters. Au Canada, la BBC a également inspiré l’Initiative de journalisme local. Dans le cas canadien, toutefois, les différences sont nombreuses, car Radio-Canada (et en particulier la CBC) est, contrairement à la BBC, considérée comme une concurrente de la presse locale plutôt qu’une collaboratrice.

Le LNP s’avère une solution ingénieuse pour revigorer la couverture des affaires publiques locales. Il permet l’embauche directe de personnel qualifié plutôt que d’engraisser des entreprises privées à travers des subventions directes. Il garantit l’autonomie du média soutenu puisque les fonds nécessaires ne proviennent pas directement des coffres de l’État, mais sont administrés en toute indépendance par un OBNL, la BBC, qui a toute la confiance du public.

Le programme résolvait aussi certaines tensions politiques en 2017 alors que la BBC négociait le renouvellement de sa charte décennale sur fond de crise de l’information. À l’époque, elle était sévèrement critiquée par les médias privés et le gouvernement qui lui reprochaient de prendre toute la place. Elle a donc accepté de négocier avec les éditeurs de journaux à travers leur association professionnelle, la News Media Association. Et la société d’État a ainsi accepté d’affecter une petite partie de son budget au soutien d’un journalisme civique responsable qui serait réalisé par ses concurrents locaux. « Dès la signature de cet accord, le gouvernement a publié son livre blanc sur l’avenir de la BBC dans lequel il retirait ses menaces quant au financement et à l’autonomie de la BBC », explique Jonathan Heawood, directeur général de la Fondation pour l’information d’intérêt public. (Précisons qu’en janvier 2022, le gouvernement conservateur annonçait que le budget de la BBC serait gelé pendant deux ans et que la redevance qui finance la société d’État serait supprimée d’ici 2027.)

Malgré ses qualités, le LNP n’est pas exempt de critiques. Jonathan Heawood reproche au partenariat de se lier à de grands groupes qui possèdent 80 % des titres locaux au Royaume-Uni et contrôlent 85 % des revenus du secteur. « Ils ont fortement contribué au problème que ce projet prétend résoudre en fermant des journaux locaux et régionaux dans tout le pays ».

L’exemple du LNP n’en demeure pas moins intéressant à bien des égards, notamment en proposant un compromis entre les intérêts publics et privés, dans un environnement médiatique turbulent, tout en sanctuarisant le soutien public au sein d’une organisation à la fois indépendante et crédible.

Les États-Unis

Le journalisme américain a subi la même infortune qu’ailleurs. Entre 2005 et 2020, le quart des journaux imprimés, plus de 2 200, ont cessé de paraître. Et les survivants ne sont plus que l’ombre de ce qu’ils avaient été. Mais alors que la Grande-Bretagne, la Nouvelle-Zélande et le Canada mobilisaient les ressources publiques, les Américains se sont plutôt fait appel au mécénat. Ce sont donc des milliardaires à l’esprit civique, des fondations caritatives bien dotées ou des particuliers généreux qui agissent en fonction de ce qu’ils estiment être l’intérêt public. Dans cette logique, les déficiences d’un marché sont comblées par le pouvoir d’achat d’un autre – ici le pouvoir discrétionnaire de la philanthropie.

Il faut dire que cette source y est beaucoup plus abondante que partout ailleurs si l’on se fie au répertoire Cartes des fondations pour le financement des médias [Foundation Maps for Media Funding], qui inventorie le mécénat médiatique à travers le monde. Ainsi, sur les 907 millions de dollars américains octroyés à cette fin entre 2018 et 2021, 82 % des sommes (747 millions) sont allés à des médias américains, contre seulement 18 % (160 millions) pour tous les autres pays.

Même si ce répertoire est certainement incomplet quant aux données étrangères, il met néanmoins en relief la profondeur du mécénat américain vis-à-vis des médias d’information et sa capacité de réaction. En 2009, par exemple, 300 médias ont reçu 69 millions de dollars américains en dons provenant de 300 organisations donatrices, selon Media Impact Funders, un regroupement de donateurs voués aux médias. En 2017, plus de 1 200 bailleurs de fonds ont accordé plus de 255 millions à 925 organisations, soit presque quatre plus.

Dans bien des pays, on envie cette force de frappe des fondations caritatives américaines qui font mal paraître les ultrariches des autres nations. Mais cette spécificité américaine est aussi une réponse spécifique à la réalité sociopolitique des États-Unis, au même titre que le LNP est spécifique au Royaume-Uni.

L’exaltation de la libre entreprise est une signature de l’exceptionnalisme américain, autant dans l’industrie médiatique qu’ailleurs. Toutes les autres démocraties libérales ont reconnu qu’un système médiatique entièrement voué à la recherche du profit sert mal le bien public – particulièrement depuis la naissance de la radio et la télé. Un système médiatique purement commercial néglige des pans entiers de l’expérience sociale. Sa popularité même dissimule de véritables déserts informatifs. Par conséquent, ces démocraties ont opté pour un système mixte où le secteur public établit une programmation que le secteur privé ne fournit pas, à dessein ou non.

Les Américains, qui font exception à ce portrait, cultivent une profonde méfiance quant à l’intrusion de l’État dans les affaires du marché. Sauf pour PBS et NPR, les États-Unis n’ont pas une tradition solide en matière de médias publics. (PBS produit très peu de programmes originaux et les auditoires de NPR sont éclipsés par celles des talk-shows commerciaux.) Et c’est ainsi que les solutions américaines à la crise des médias divergent fortement de ce qui se fait ailleurs.

Rappelons ici que la situation critique des informations locales ne découle pas uniquement du siphonnage des recettes publicitaires locales par les géants numériques. Elle est aussi la manifestation d’un autre dysfonctionnement : l’extermination du commerce local par les grands conglomérats, qui afflige particulièrement les petits centres ruraux et régionaux, et dans lequel le cyberachat n’est qu’une facette. La petite animalerie locale, la petite quincaillerie d’autrefois, la petite épicerie du coin sont devenues un PetSmart, un Home Depot ou un Safeway. La concurrence de Walmart touche tous les détaillants indépendants. La commodité des achats en ligne, à travers Amazon, est une catastrophe pour le commerce local. Par conséquent, il reste moins de commerces locaux pour acheter de la publicité locale. Les entreprises qui les ont remplacés sont des sociétés sans racines dans les communautés qu’elles servent et qui n’ont pas besoin d’un organe de presse local pour faire de la publicité. Elles ont souvent leur propre média.

Ainsi, face à tous ces dysfonctionnements qui ont tari la source de financement de l’information locale, les Américains ont corrigé le problème de manière ad hoc, avec peu d’intervention du politique. Les solutions sont venues largement d’organisations à vocation civique. Celles-ci ont persuadé de riches fondations caritatives d’ouvrir leur chéquier ou proposent un encadrement dans la collecte de dons dans une espèce de carrousel permanent de quémandage et de sollicitation.

Parmi les initiatives conçues pour sauver ou ressusciter le journalisme civique local aux États-Unis, on peut citer :

  • L’Institut Lenfest. Gerry Lenfest, entrepreneur de la télévision par câble, ancien propriétaire du Philadelphia Inquirer et philanthrope, a créé cet institut avec une dotation de 20 millions de dollars américains, augmentée depuis par des dons des fondations Wyncote, Kopelman et d’autres encore. L’Institut Lenfest « recherche la solution à la crise de l’information locale pour assurer l’avenir durable de cet écosystème, à Philadelphie et au-delà. ». Le Philadelphia Inquirer, qu’il a offert en dotation à son Institut, est désormais le plus grand journal américain géré en tant que société d’utilité publique. Parmi les projets de l’Institut figure le Lenfest News Philanthropy Network, un réseau destiné à enseigner la collecte de fonds aux rédactions, et qui a organisé son premier colloque en novembre 2021.
  • Le Local News Lab. À l’origine, la fondation Geraldine R. Dodge visait à favoriser une meilleure collaboration entre les médias du New Jersey. En 2016, le fondateur d’eBay Pierre Omidyar l’a relancé en 2016 sous l’égide de sa fondation caritative Democracy Fund. La vocation actuelle du Local News Lab est de rendre les médias locaux robustes et pérennes à travers le partage « de modèles et de renseignements utiles aux praticiens et aux communautés ».

  • The American Journalism Project. Cette organisation philanthropique subventionne des entreprises de presse locales existantes ou nouvelles. Elle est financée par une quarantaine de grands donateurs, dont les fondations Craig Newmark et Abrams, de même que le Projet de journalisme Meta et l’Initiative d’Information Google.
  • Le News Revenue Hub. Destiné à « aider les organes de presse à atteindre une plus grande stabilité financière », cet organisme vise à faciliter la collecte de fonds. C’est ainsi qu’il a réuni 52 millions de dollars américains pour plus de 50 médias, dont Le Nevada Independent, à Las Vegas, et Le Narwhal, en Colombie-Britannique.
  • NewsMatch. Financée par un ensemble de fondations et d’entreprises caritatives américaines (dont le Projet de journalisme Meta), cette initiative veut « renforcer les capacités de collecte de fonds des médias à but non lucratif et promouvoir les dons au journalisme. » Depuis 2016, elle a collecté et déboursé 150 millions de dollars américains.

Il en existe des dizaines d’autres – tels que le Detroit Journalism Engagement Fund, News Voices, Colorado Media Project, par exemple. Ils sont soutenus par des donateurs aussi divers que les fondations Knight et Ford, la Corporation Carnegie de New York, les fondations de la famille Gates, des Carolines, ainsi que le Membership Puzzle Project, et d’autres encore.

L’initiative la plus originale des dernières années s’appelle Report for America. Elle illustre parfaitement le succès et les limites du modèle philanthropique. Créée en 2018, elle cherche à « débloquer des millions de dollars de philanthropie américaine pour aider les écosystèmes d’information locale décimés en Amérique ». En trois ans, elle a dirigé 15 millions de dollars américains vers des salles de nouvelles. Son fonctionnement et ses objectifs rappellent ceux du LNP de la BBC. En 2021, elle a placé 300 reporters débutants dans des rédactions locales de 49 États ainsi que dans la capitale, à Porto Rico et Guam. Comme pour la BBC, il s’agit de contrats de trois ans. La première année, Report for America prend en charge 50 % du salaire de ces journalistes – le reste étant partagé entre la rédaction locale et des donateurs locaux. Sa part diminue au tiers la deuxième année, et à 20 % à la dernière.

À bien des égards, Report for America serait susceptible d’intéresser les responsables politiques canadiens. L’initiative évoque le Corps de la Paix : elle invite les jeunes à « joindre le Corps » dans une perspective de « service national ». Les jeunes journalistes y gagnent une expérience précieuse, et les salles de nouvelles ne refusent pas non plus le sang neuf. Mais il faut reconnaître que, dans l’ensemble, les 300 jeunes de Report for America ne font pas une grosse différence : comme le souligne lui-même l’organisme, le nombre de reporters américain affecté à la couverture locale est passé de 455 000 à 183 000 entre 1990 et 2016.

Report for America apporte un peu de soulagement et quelques leçons, même si sa contribution ne suffira jamais pour réparer les dommages causés. En supposant un salaire de 50 000 dollars (basé sur l’estimation du salaire médian des journalistes américains en 2020 selon le Bureau de la statistique), il faudrait 255 millions de dollars pour embaucher 5 100 reporters. Cela représente seulement le sixième des 30 000 employés perdus dans les salles de nouvelles, qui employaient 114 000 personnes en 2008 selon le Pew Research Center. Autrement dit, l’industrie des médias ne peut pas espérer se sortir du marasme avec la philanthropie, même en mettant à contribution les fondations les plus riches.

Report for America est apparentée au GroundTruth Project, qui a financé l’embauche 300 jeunes journalistes dans 50 pays (hors États-Unis). Ce projet est lui-même financé par 55 grands donateurs, chacun ayant contribué entre 50 000 et 5 millions de dollars américains, ainsi que par de nombreux mécènes ayant donné moins de 50 000 dollars.

Que le financement de Report for America émane entièrement de la philanthropie ne l’a nullement protégé des attaques politiques. Dans un pays aussi polarisé que les États-Unis, les actions les plus bénignes finissent par être mal interprétées. Ainsi, Report for America viserait à « insérer des journalistes de gauche dans les organismes de presse à travers les États-Unis », selon Influence Watch, une émanation d’une organisation de droite selon laquelle les organisations caritatives « sont “capturées” par des groupes d’intérêt afin de saper les libertés des Américains ». [Notre traduction.] Se sentant obliger de souligner sa neutralité, GroundTruth affirme très clairement qu’elle n’accepte aucun fonds gouvernemental. (Elle sous-entend ainsi que des fonds gouvernementaux entacheraient l’entreprise, bien que plusieurs grandes organisations, telles que le Fonds national pour les arts, le Service des parcs nationaux et PBS sont financées de la sorte.)

À tort ou à raison, les entreprises caritatives peuvent être accusées d’arrière-pensées politiques, en particulier celles qui financent la couverture de l’actualité. D’autant que certaines sont effectivement motivées politiquement. Pour de nombreux donateurs progressistes, c’est le but : financer des reportages qui dénoncent l’injustice sociale. « Les bailleurs de fonds soutiennent depuis longtemps les médias à vocation sociale », note un rapport de Media Impact Funders. D’ailleurs, les fondations conservatrices américaines jouent dans le même film puisqu’elles financent, à coup de dizaines de millions de dollars, des médias dont l’objectif est de promouvoir une vision de droite de l’actualité, un procédé que Sally Covington appelle « philanthropie stratégique ». En 2020, le Centre Tow pour le journalisme numérique de l’Université de Columbia a identifié un réseau de plus de 1 200 prétendus sites de nouvelles qui servent de façade à des forums de discussion conservateurs destinés à récolter des renseignements sur leurs utilisateurs. Le centre a montré que ces sites sont financés par des organismes de bienfaisance enregistrés visant à « soutenir une couverture médiatique indépendante dans les communautés ».

Même en faisant l’exclusion de ses visées politiques, le mécénat apporte son lot de complication. Même s’il permet de combler en partie le problème des revenus, il ne peut pas être la seule solution.

Le Canada a essayé de canaliser la philanthropie vers les médias en créant un statut d’« organisation journalistique enregistrée ». Mais en deux ans, seuls cinq organes de presse s’en sont prévalus, dont La Presse. Le quotidien montréalais s’est sauvé du gouffre financier en supplémentant ses revenus habituels avec une combinaison de crédits d’impôt et de dons. Bien que la philanthropie canadienne ait été plus timide dans son soutien à l’information, il est sans doute préférable de continuer à l’encourager plutôt que d’abandonner trop vite. Même aux États-Unis, la gravité de la crise journalistique est telle que l’on discute de plus en plus de la nécessité de développer d’autres solutions que la philanthropie. Des membres du Congrès américain ont instigué des incitatifs fiscaux pour les producteurs de nouvelles locales, les consommateurs et les annonceurs. La loi américaine sur la pérennité du journalisme local, présentée pour la première fois à la Chambre des représentants en 2020, est désormais intégrée au Plan Reconstruire en mieux [Build Back Better] du président Joe Biden.

Ce projet de loi s’apparente aux incitatifs fiscaux canadiens mis en place dans le budget 2019 pour soutenir l’information locale. La version américaine comporte trois éléments. Aux consommateurs, elle offre un crédit d’impôt maximum de 250 dollars américains sur les coûts d’abonnement à des publications locales imprimées ou numériques. Le crédit d’impôt couvrirait 80 % des frais d’abonnement la première année et 50 % les quatre années suivantes. Deuxième, il offre un crédit d’impôt de 5 000 dollars aux PME qui s’annoncent dans un journal local pour une première année – le crédit est réduit de moitié les autres années. Troisièmement, les organes de presse locaux profiteront d’un crédit d’impôt de 25 000 dollars américains sur les salaires de chaque journaliste, et de 15 000 dollars par an pendant les quatre années suivantes.

Même si ce projet de loi est plutôt bien accueilli, les critiques notent que la moitié des quotidiens américains sont désormais détenus par des fonds spéculatifs. En clair, les mesures fiscales auront pour effet d’embellir les bilans de sociétés dont la vocation est la recherche du rendement financier et qui font peu de cas de la contribution du journalisme au bien public, et encore moins aux communautés. L’affaire est d’autant plus ironique que ces fonds spéculatifs ont joué un grand rôle dans l’appauvrissement de l’information à force de presser le citron des salles de nouvelles. Même s’il approuve le projet de loi, le Salt Lake City Tribune déplore qu’il soutienne sans discernement

« les feuilles de chou superficielles de propriétaires vautours qui les ont dépouillées de tout contenu et les publications les plus courageuses et les plus audacieuses au service de leur communauté ».

Canada

Dans la lignée du Partenariat pour la nouvelle locale (LNP pour l’acronyme anglais) de la BBC et de Report for America, le programme Initiative de journalisme local (IJL) visait d’emblée à combler les véritables déficits d’information dans les régions principalement non urbaines et parmi les communautés sous-représentées dans le portrait médiatique. Dans sa mise en œuvre, le gouvernement fédéral affirmait ouvertement qu’il se devait de protéger un tissu social menacé. Par ailleurs, ce programme assure l’indépendance des médias du fait qu’il n’est pas administré par la fonction publique. Pleinement conscients que l’influence gouvernementale sur le contenu médiatique est anathème à la démocratie libérale, ses auteurs ont compris que l’absence de couverture médiatique menace la démocratie. L’implication du gouvernement se limite donc à fournir les fonds et à établir des conditions d’éligibilité. Ce principe régit d’ailleurs tous les autres organismes subventionnaires, tels que le Conseil des Arts du Canada, le Conseil de recherches en sciences humaines et Exportation et développement Canada. (Toutefois, il serait naïf de prétendre que le programme n’ait aucune espèce d’influence, même implicite, comme l’ont décrit certains administrateurs de l’IJL.)

Annoncée au budget de 2018 et lancée en 2019, l’Initiative de journalisme local (IJL) assure un financement de 10 millions de dollars par an pour cinq ans. Toute proportion gardée, c’est comme si le gouvernement américain engageait 100 millions. Il représente un effort 20 fois plus important que Report for America à l’échelle canadienne. En fait, l’ampleur de l’effort de l’ILJ est même 33 % supérieur au LNP de la BBC.

Cela donne la pleine mesure de la réponse canadienne.

Contrairement au Royaume-Uni qui a choisi d’utiliser la BBC pour diriger les fonds vers les médias privés afin d’assurer une couverture locale de qualité, le Canada a préféré ne pas utiliser sa société d’État. D’abord parce que Radio-Canada ne voulait pas assumer le casse-tête d’arbitrer et administrer le programme. Selon le modèle canadien, le financement de l’IJL est versé aux organes de presse par l’intermédiaire d’un réseau de sept associations telles que Médias d’info Canada et l’Association canadienne de la télévision communautaire usagers et stations.

Ces organisations traitent les demandes des organes de presse pour soutenir des reporters affectés à la nouvelle locale et aux questions négligées. (Les journalistes individuels ne peuvent pas postuler, contrairement à Report for America.) Les demandes sont évaluées par un comité de sélection de six personnalités issues de l’industrie de l’information, qui décident de l’attribution des fonds, en tenant compte de facteurs comme la diversité de la main-d’œuvre, la répartition de la population du pays, les langues minoritaires et les communautés ethniques. Plus récemment, un certain nombre de postes ont été réservés aux médias indigènes à la demande du gouvernement. Bien que l’accueil soit généralement positif, certains médias bénéficiaires se sont irrités que le gouvernement ait modifié certains critères à mi-parcours.

Le programme s’applique aussi bien pour l’embauche de personnel à temps plein, à temps partiel ou de contractuels. Les contrats sont d’une durée d’un an et le montant maximal accordé pour un poste est de 60 000 dollars canadiens (salaire et avantages sociaux), plus 5 % pour le matériel. Le niveau des salaires est déterminé d’après la norme de l’industrie. Par exemple, la bourse maximale pour un poste dans une radio communautaire est de 37 500 dollars. Les articles produits par les journalistes de l’IJL sont publiés sous une licence d’œuvre en usage partagé, ce qui autorise son utilisation par d’autres organismes de presse, et tous les articles sont versés au portail de l’IJL. (Toutefois, parce que ces articles ne sont pas liés à l’organe de presse d’origine, certains médias se plaignent du manque de visibilité qui en découle.)

Durant l’année fiscale 2020-2021, l’Initiative pour le Journalisme Local a soutenu l’embauche, ou le maintien de l’emploi, de 435 journalistes dans 386 organisations médiatiques.. À titre de comparaison, le LNP britannique a financé 165 postes en 2021, mais la population de ce pays est presque le double de celle du Canada. Quant à Report for America, il finance actuellement 325 journalistes dans 200 salles de presse représentant les 50 États, mais la population des États-Unis est presque 10 fois supérieure à celle du Canada.

Toute entreprise novatrice telle que l’IJL est vouée à connaître des difficultés de démarrage. Même avec les meilleures intentions, il n’est pas possible de prévoir toutes les conséquences et les développements. Certains petits médias soulignent l’opacité de la procédure d’approbation et les quotas de contenu, qui en incitent plus d’un à surproduire du contenu de qualité inférieure afin de rencontrer le quota. Même si ce programme peut être amélioré de plusieurs façons, comme nous le verrons plus loin, l’IJL a déjà prouvé qu’elle contribuait au bien social.

Il faut souligner ici un fait curieux. Les discussions politiques qui ont donné naissance à l’IJL, au LNP du Royaume-Uni ou à la Loi sur la pérennité du journalisme local aux États-Unis n’ont fait aucune référence aux agents de changement – en particulier Meta et Google – qui ont aggravé la crise du journalisme pour laquelle ces mesures ont été créées. Ces initiatives étaient pourtant une réponse, au moins partielle, à un problème manifeste, sans que l’on s’attaque à la cause du problème en premier lieu.

Certes, Google et Meta ne sont pas seuls en cause dans l’éviscération de la nouvelle locale, si importante pour la santé démocratique des pays. Mais ils ont beaucoup profité du contenu produit ailleurs et devraient être obligés de contribuer à la revitalisation de l’industrie.

Après tout, le Canada a déjà une tradition qui met à contribution les diffuseurs dans le financement de la production de contenu.

L’Australie a été le premier pays à impliquer Google et Meta  dans des mesures visant à soutenir le journalisme responsable.


Les Australiens ont imaginé un cadre législatif qui force le duopole de Google et Meta à partager l’assiette de publicité numérique. Elle vise à rémunérer équitablement les médias nationaux pour l’utilisation de leur contenu d’actualité afin d’assurer une meilleure couverture de l’actualité locale et nationale.

Google et Meta carburent à l’attention et à l’intérêt, mais elles ne portent elles-mêmes ni attention ni intérêt aux questions éthiques ou civiques. Leurs utilisateurs suivent l’actualité sur leur fil de presse ou qu’ils trouvent dans leurs recherches sur le Web et répercutent l’information la plus intéressante dans leur propre réseau. Mais ni Meta ni Google ne génèrent ces nouvelles : elles proviennent des médias qui affirment depuis longtemps que l’utilisation de leur contenu sans compensation sur les portails Internet est une forme de vol. Ces portails s’en défendent, en faisant valoir que cette exposition est une forme de récompense dans un écosystème d’information où l’attention agit comme monnaie d’échange. Par ailleurs, font-ils valoir, les médias seraient parfaitement en droit de refuser que Meta ou Google utilisent leur contenu. Au lieu de quoi, les médias font précisément le contraire : ils s’efforcent de rendre tous leurs contenus visibles sur les médias sociaux et dans les moteurs de recherche.

Le « modèle australien » vise à amener les deux parties à s’entendre. C’est ce modèle que le gouvernement canadien souhaite adapter, à l’instar des Britanniques et même des Américains avec leur « loi sur la concurrence et la préservation du journalisme » présentée au Congrès en 2021.

Contrairement à l’Initiative de journalisme local dont il a été question au chapitre précédent, la mesure australienne n’a jamais eu pour vocation de sauver spécifiquement les informations locales, composante essentielle d’une saine démocratie. Mais elle y contribue fortement de manière indirecte en réparant les dommages, notamment financiers, que les géants du Web ont causés.

D’autres juridictions, notamment en Europe, utilisent plutôt la loi sur le droit d’auteur pour forcer les géants numériques à indemniser les médias. L’originalité du modèle australien approche plutôt le problème sur la base de la réglementation sur les agissements anticoncurrentiels.

En décembre 2017, Canberra a ordonné à la Commission de la concurrence et de la consommation (ACCC, pour l’acronyme anglais) d’examiner l’effet des géants de l’Internet sur la concurrence dans les marchés des médias et de la publicité, et en particulier leur impact sur l’offre de nouvelles. En juillet 2019, l’ACCC publiait un rapport de 600 pages. Celui-ci concluait que les « superpuissances numériques » – l’expression est d’Andrea Carson – se livrent à une concurrence déloyale face aux médias dans le champ publicitaire. Les portails numériques, recommandait-il, doivent s’entendre avec les médias afin de les compenser pour la valeur des contenus dont ils profitent.

À l’origine, le gouvernement australien espérait que les parties puissent s’entendre sans intervention législative. Mais devant l’impossibilité d’y parvenir, le gouvernement a décidé de forcer une procédure d’arbitrage en déposant un projet de loi à cet effet en décembre 2020. Ce faisant, le gouvernement australien plaçait la négociation obligatoire au centre du dispositif. Ainsi, plutôt que de considérer le problème sous l’angle de la solution classique en imposant une taxe ou une redevance, les Australiens ont préféré régler le différend de manière analogue à ce que l’on voit habituellement dans les conflits de travail qui opposent syndicat et patronat en les obligeant à s’accorder.

Les géants numériques ont immédiatement lancé des représailles. Dès janvier 2021, Google a menacé de retirer Google Search d’Australie si son Code de négociation obligatoire [Mandatory Bargaining Code] prenait force de loi. Un mois plus tard, Facebook a poussé un cran plus loin en retirant brusquement toutes les informations australiennes de sa plateforme. Cette action brutale a provoqué une telle réaction que Facebook a dû faire marche arrière – ayant obtenu une première concession : que cette négociation se fasse en plusieurs étapes. Ces discussions ont amené le gouvernement à mettre un peu d’eau dans son vin. Les plateformes numériques ont obtenu certaines limites sur la divulgation des détails de leurs algorithmes, notamment quant aux données recueillies sur les utilisateurs. Toute négociation devra également tenir compte de la valeur de la visibilité que les portails technologiques apportent aux médias.

La loi australienne stipule que c’est son ministère du Conseil du Trésor qui a la charge de « désigner » qui – ce peut être Google, Meta, ou leurs services comme Instagram ou Facebook – devra négocier avec les entreprises de presse une compensation pour l’utilisation du contenu. Les parties ont alors trois mois pour s’entendre. Si les parties ne s’accordent pas, les parties doivent ensuite passer en médiation (une concession obtenue par les portails) pour une période de deux mois. Si la médiation échoue, l’affaire passe à l’arbitrage final, dont l’arbitre sera un fonctionnaire désigné. Le mode d’arbitrage sera celui de la « meilleure offre finale », surnommé « arbitrage baseball ». Dans ce système, l’arbitre n’a pas à établir un compromis entre deux offres : il doit plutôt choisir la meilleure des deux. Ce type d’arbitrage encourage les parties à adopter des positions raisonnables. Si une offre est manifestement déraisonnable, l’arbitre choisira l’offre concurrente, à moins que celle-ci ne soit encore plus déraisonnable.

Bien que la loi soit votée depuis un an, le Conseil du Trésor australien n’a toujours pas enclenché le dispositif en « désignant » Meta ou Google. Il appert que la menace légale et les compromis de février 2021 ont suffi pour inciter les portails numériques à négocier privément des accords compensatoires particuliers avec plusieurs médias, mais pas tous – plutôt que collectivement. À cet égard, le « modèle australien » est donc une réponse gouvernementale aux dysfonctionnements du marché dans laquelle le gouvernement n’a pas (encore) joué un rôle direct.

« Les accords se concluent seulement parce que le Code est là, et que le ministre a le doigt sur la gâchette de la désignation », déclarait Rod Sims, président du conseil de l’ACCC, au Sydney Morning Herald en février 2022. « Et tout sera OK tant que le ministre aura le doigt dessus. En espérant qu’un prochain gouvernement adhèrera également au principe du code ». En mars 2022, le Conseil du Trésor australien doit faire une analyse de la situation pour s’assurer que Facebook et Google ont conclu suffisamment d’accords. Sinon, ils pourraient être « désignés ».

À raison, les critiques déplorent que les accords actuels soient signés en dehors de toute structure, sans barèmes, ce qui pourrait créer des gagnants et des perdants parmi les médias. Chose certaine, l’argent a commencé à affluer vers les organes de presse. Mais on ignore les sommes en jeu et à quoi elles servent au juste.

Certains médias, dont La Conversation et le réseau multiculturel de service public SBS, se sont plaints que Meta les ignore, alors qu’ils ont conclu des accords avec Google. Et en effet, cette manière de faire ne garantit ni l’égalité de traitement ni une formule équitable pour tous les médias éligibles. La nature ad hoc des accords conclus jusqu’ici avantage forcément les plus gros joueurs. Certains critiques australiens craignent que le processus en cours vienne renforcer un autre problème, qui préoccupe le gouvernement : celui de la concentration de la presse australienne, qui atteint un niveau sans pareil parmi les pays développés.

Mais le problème de fond, que relèvent tous les critiques, tient au fait que le modèle australien n’a pas encore réellement mis en vigueur. Les négociations qui ont lieu sont toutes en dehors du dispositif réglementaire prévu. Cela représente des millions de nouveaux dollars d’argent frais pour les médias. En revanche, seuls Meta et Google savent le montant total des sommes transférées, étant donné les clauses de confidentialité qui entourent chaque accord. Et le risque du manque d’équité est bien réel. Contrairement à l’esprit de la nouvelle loi, les médias ne se sont pas réunis pour négocier collectivement. Et Meta et Google, comme le font tant d’employeurs antisyndicaux, préfèrent diviser pour régner en négociant à la pièce avec chaque média.

Un des défauts du libellé du Code de négociation, et on peut penser qu’il en va de même des accords conclus privément, concerne l’utilisation des sommes en jeu. La loi ne comporte aucune exigence quant au fait que l’argent versé servira à produire de la nouvelle d’intérêt public – la raison d’être de la législation en premier lieu. C’est un autre problème auquel les dirigeants canadiens devront considérer.

« L’adoption du code australien n’est pas une panacée », écrivent Karen Lee et Sacha Molitorisz dans le Journal of Media Law. « Oui, son existence a déjà incité des transferts d’argent importants. Mais quant à encourager l’innovation et à soutenir un réel journalisme d’affaires publiques, il faudra d’autres initiatives gouvernementales. » Les deux signataires notent en particulier que « les pays devraient anticiper la nécessité de développer des mesures supplémentaires, différentes du Code, pour soutenir tous les médias éligibles, incluant les plus petits ».Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point au chapitre 6.

À l’approche des élections de 2022, le gouvernement australien promet une augmentation du financement d’ABC, le radiodiffuseur national, à hauteur de 48,5 millions de dollars australiens pour le programme Information améliorée [Enhanced News Gathering] « dans le but de renforcer la couverture des affaires publiques dans les communautés régionales ». Une autre promesse électorale vise à créer un fonds spécial de 10 millions de dollars australiens à cette fin.


Le Canada peut profiter de l’expérience australienne afin d’adopter un dispositif légal et administratif qui tiendrait compte de ce qui a bien fonctionné pour l’adapter aux circonstances canadiennes. Ottawa a l’avantage d’avoir déjà fait un bout de chemin, ayant institué plusieurs mécanismes de soutien aux médias dans la foulée des budgets de 2018 et de 2019.

Dans l’énoncé économique de l’automne 2018, le gouvernement du Canada énonçait deux principes fondamentaux. Les mécanismes d’aide aux médias doivent être :

  • Indépendants et non liés au gouvernement ;
  • Axés sur la création de contenu d’information original.

Ces principes restent fondamentaux. Toutefois, ce rapport va plus loin en identifiant sept principes supplémentaires nécessaires pour guider un soutien supplémentaire à un journalisme d’esprit civique.

  1. Diriger l’aide principalement vers les médias produisant du matériel original et d’intérêt public qui contribuent à notre démocratie, afin d’assurer leur croissance et leur continuité.
  2. Éviter de décider qui gagne et qui perd. À cette fin, il faut pouvoir rester neutre quant aux choix de plateformes et de modèles d’affaires, et assurer un traitement équitable des organisations médiatiques qui satisfont aux critères, quelle que soit leur taille.
  3. Accroître la transparence des décisions de financement afin de lutter contre la perception de favoritisme.
  4. Augmenter la clarté des critères d’éligibilité et assurer une gouvernance indépendante des décideurs, afin de réduire le pouvoir discrétionnaire des décideurs et de maximiser la distance entre le gouvernement, les bénéficiaires et les plateformes.
  5. Créer un organisme autonomie pouvait effectuer du démarchage pour la levée de fonds de sources diverses – philanthropiques, communautaires, etc.
  6. Identifier des sources de financement alternatives pour diverses formes de journalismes, à commencer par les communautés mal desservies, mais en l’élargissant aux communautés regroupant des minorités visibles ou des personnes ayant un handicap spécifique.
  7. Encourager l’innovation et l’expérimentation dans les modèles de journalisme, tant par la technologie, la technique d’écriture ou les publics recherchés.

En suivant ces sept principes, le soutien public au journalisme saura s’adapter à l’évolution naturelle du marché et, tout à la fois, diversifier ses sources de financement et le type de soutien apporté. Il parviendra ainsi à maintenir l’équilibre délicat entre deux nécessités essentielles à la démocratie : celle de lutter contre le dépérissement du journalisme local ; et celle de maintenir son indépendance.

Le prochain chapitre explique comment transposer ces principes dans une version canadienne d’un modèle australien améliorer. Et le suivant fera des propositions de réformes du programme Initiative pour le journalisme local afin qu’il joue encore mieux son rôle dans le développement de l’information dans les communautés mal desservies.


La lettre de mandat adressée au ministre du Patrimoine canadien Pablo Rodriguez en décembre 2021 lui demandait de « déposer, dans les meilleurs délais, un projet de loi qui obligera les plateformes numériques tirant des revenus de la publication de nouvelles à partager une part de leurs revenus avec les organes d’information canadiens afin de rendre les règles du jeu équitables (…). Le projet de loi devrait être fondé sur le modèle australien et déposé au début de 2022. »

En fait, Meta et Google avaient déjà commencé à agir pour réduire la pression du législateur canadien. En mai 2021, à peine trois mois après l’adoption de la législation australienne, Facebook annonçait qu’il soutiendrait financièrement 14 publications canadiennes dans le cadre d’un programme appelé Expérimentation en innovations journalistiques [News Innovation Test] – elles sont actuellement au nombre de 17. Ce projet pilote « paiera les éditeurs participants pour qu’ils puissent créer des liens vers des nouvelles qui ne sont pas déjà affichées sur Facebook – ce qui nous aidera à expérimenter en vue d’améliorer l’expérience des usagers canadiens à la recherche de nouvelles locales fiables sur des sujets d’intérêt ». En février 2022, elle a dévoilé un nouveau programme, l’Accélérateur de revenus provenant des lecteurs [Canada Reader Revenue Accelerator], auquel se sont joints 16 médias.

Google n’est pas en reste. En juin 2021, le géant a annoncé son programme Vitrine de nouvelles Google [Google News Showcase] en plus d’élargir son initiative Les Nouvelles Google [Google News] en vue de former 5 000 journalistes et étudiants aux compétences numériques sur trois ans (selon Statistique Canada, il y aurait 9 100 journalistes au pays). Six mois plus tard, Google envoyait des fonds à 11 organisations. La liste comprend des journaux classiques indépendants et réputés (Le Globe and Mail, Le Devoir), des groupes régionaux de propriétés locales (Black Press, Glacier Media), des nouveaux joueurs spécialisés dans les marchés régionaux mal desservis (Village Media) ou dans les jeunes citadins (Narcity).

En apparence, ces arrangements peuvent donner l’impression que Google et Meta peuvent régler le problème de migration des revenus publicitaires au Canada sans intervention gouvernementale. Les géants se posent en bons jardiniers arrosant les fleurs fanées de la nouvelle locale et irriguant les déserts d’information. Les intervenants du secteur privé peuvent régler leurs différends sans lois ni contrôles étatiques. Mais à supposer que ce nouvel apport suffise amplement pour financer le journalisme d’information dans toutes les communautés mal desservies du pays, ces accords créent malgré tout une série de nouveaux problèmes.

Dans leurs négociations, Meta et Google ont fait peu de cas du besoin d’indépendance, de neutralité et de transparence. Avant même de s’asseoir à la table, les médias choisis pour leurs programmes ont tous dû signer des accords de confidentialité. Et chaque accord est conditionnel à une confidentialité stricte. Même s’ils le souhaitaient, les médias bénéficiaires ne peuvent même pas échanger des informations entre eux, et encore moins informer le public quant à la nature des accords conclus. Le journalisme est fondé sur le principe que l’intérêt public est mieux servi par la divulgation des faits de la vie civique. Ce principe devrait s’appliquer aux médias d’information eux-mêmes. Que des médias concluent des accords avec de tels géants en étant forcés d’en cacher les termes ne cadre ni avec la culture du journalisme ni avec les exigences que celui-ci impose aux autres institutions.

Le même problème se pose en Australie. Bien qu’il soit impossible de le confirmer à cause du secret entourant les accords, il semblerait que Facebook ait accepté, dans certains cas, de subventionner les salles de nouvelles jusqu’à hauteur de 20 % de leur coût – et 10 % pour Google. Il s’agit de sommes très importantes. Dans l’ancien modèle, jamais un média sérieux ne se serait exposé aux conséquences de dépendre ainsi d’un seul annonceur.

Les contributions financières de Google et de Meta placent donc les entreprises de presse dans une situation réelle de conflit d’intérêts. Ce financement est soumis à la volonté de deux des plus grands conglomérats de la planète, dont la capitalisation boursière en janvier 2022 était respectivement de 873 milliards et 1,79 trillion de dollars américains approche voire dépasse le PIB du Canada – de l’ordre de 2 trillions de dollars canadiens. Ces géants font un lobby très actif sur des questions d’affaires publiques qui les concernent de très près et qui sont très litigieuses au pays et à l’étranger : le droit d’auteur, la fiscalité, la vie privée et les données personnelles, la réglementation de la désinformation et des discours haineux, sans parler de contenus illégaux et autrement plus nuisibles, comme la pornographie infantile, le recrutement terroriste, la suprématie blanche et le maintien d’un environnement propice à tous les extrémismes.

Il faut que les Canadiens sachent en quoi leurs médias indépendants sont redevables aux deux des plus grands titans corporatifs de l’histoire – et à quelles conditions.

La transparence doit faire partie de tout projet soutenu par le gouvernement, comme cela aurait d’ailleurs dû être le cas du modèle australien.

Pour la même raison que le soutien public aux médias ne donne aux gouvernements aucun pouvoir d’influence sur le contenu des reportages, les médias d’information ne devraient pas non plus s’exposer à être redevables à des intérêts privés, dans les faits ou en apparence. L’opacité même des accords privés et confidentiels conclus soulève des inquiétudes quant à l’influence que les deux titans numériques pourraient exercer sur la couverture sur ces entreprises et sur la myriade d’enjeux où ils sont mêlés. Il est donc impératif que le financement émanant de Meta et Google s’accompagne des mêmes garde-fous de transparence que pour l’État. Les mécanismes doivent garantir que tout payeur ne viendra pas biaiser la couverture en punissant ses critiques et en protégeant ses chouchous.

Les médias sont d’autant plus exposés au chantage que ces accords privés, négociés en dehors d’un cadre à l’australienne, peuvent être annulés en tout temps selon les caprices des entreprises. Des conglomérats qui ont le pouvoir de menacer de punir un pays entier en interrompant leurs services parce qu’ils sont mécontents qu’un gouvernement légitimement élu veuille seulement les réglementer, ne sont pas dignes de confiance et demandent à être surveillés avec la plus grande vigilance.

Le danger de voir les géants influencer les salles de presse et déformer la couverture médiatique plane déjà.

Par exemple, les journaux liés par des accords avec Meta et qui publient des articles d’opinion rédigés par ses représentants ont été critiqués pour ne pas avoir divulgué que Facebook réserve ses commandites d’événements à ceux qui présentent son point de vue et mettent en valeur ses dirigeants.

Après s’être engagé à adopter une législation inspirée du « Code de négociation obligatoire » [Mandatory Bargaining Code] australien, le gouvernement canadien doit impérativement apprendre de l’expérience australienne pour en créer une version améliorée et adaptée.

Recommandation 1 : Mettre en œuvre un modèle australien adapté au Canada, qui privilégierait la transparence et agirait pour éviter les distorsions potentielles du marché.

La version canadienne du modèle australien doit intégrer quatre principes de base :

  • Insister sur la transparence. Les Canadiens doivent connaître les sommes versées par Meta et Google aux médias, qui sont par ailleurs censés les surveiller. Le cadre de non-divulgation des accords en place va à l’encontre de ce principe.
  • Ne pas s’exposer à l’arbitraire. Meta et Google ne devraient pas pouvoir choisir avec quels médias négocier, ni quels avantages leur accorder, ni quel type de journalisme récompenser. Les critères doivent être établis en totale indépendance des parties en cause. Il appartient à la politique publique de jouer un rôle actif en déterminant l’intérêt commun. Contrairement à l’Australie, qui partait de zéro, le Canada a l’avantage d’avoir déjà installé un mécanisme. Des critères de qualification et de décision indépendante ont été institués dans le cadre des mesures d’aide au journalisme mises en place en 2019. Malgré certaines difficultés au départ, le statut d’organisation journalistique canadienne qualifiée (OJCQ) s’appuie sur les principes de la déontologie journalistique. Meta et Google devraient se voir imposer de négocier une rémunération équitable avec tous les OJCQ.
  • Maintenir le collectif. Le concept du modèle australien repose sur une dérogation au droit de la concurrence qui autorise les organes de presse à agir collectivement afin d’homogénéiser les règles et les rendre plus équitables. Autrement, les superpuissances numériques ne font que diviser pour régner. Les négociations avec elles doivent être collectives plutôt qu’individualisées. Il en découlerait que chaque OJCQ, en s’étant qualifiée, bénéficierait des mêmes avantages. Il n’appartiendrait plus aux plateformes et aux associations médiatiques de déterminer qui en profite ou non.
  • Financement direct du journalisme. Les sommes provenant de Meta et Google doivent être destinées au journalisme, et en particulier au journalisme d’affaires publiques, plutôt que de servir aux dividendes et au remboursement de la dette. Il faut pouvoir démontrer qu’il en découle une augmentation des dépenses éditoriales dans l’intérêt du public. (D’où l’intérêt de maintenir la politique actuelle de crédits d’impôt, notamment sur la masse salariale.)

Ces principes dans leur ensemble interdiraient le type d’accords individuels secrets devenus monnaie courante en Australie et dont nous avons maintenant un avant-goût au Canada. Face aux accords déjà conclus, les législateurs canadiens devront déterminer si ceux-ci peuvent être maintenus ou s’il faut leur substituer le nouveau cadre.

Dans la mesure où ce modèle apporterait un soutien déterminant aux médias établis, il faudra se demander si l’Initiative de journalisme local (IJL) ne devrait pas s’adresser plus spécifiquement aux petits joueurs situés dans les déserts de l’information. Au lieu d’être seulement épisodique, ce programme se consacrerait au renforcement réel et à la sauvegarde des capacités journalistiques dans les petits marchés. En privé, de nombreux médias nationaux admettent déjà qu’ils ne devraient pas être éligibles à l’IJL même s’ils ont posé leur candidature pour trouver de l’argent frais. En ajouter le nouveau cadre à l’australienne aux solutions déjà en place, le gouvernement aurait l’occasion de relancer l’IJL – qui a fait ses preuves, par ailleurs. L’IJL deviendrait alors un excellent complément au système de négociation obligatoire en se concentrant sur le problème urgent de la pauvreté de l’information dans certaines villes ou régions, ou pour certaines communautés, quelle qu’elle soit.

Alors que les entreprises de presse s’assoient pour négocier avec Google et Meta, l’IJL devrait permettre de renforcer les capacités en matière de nouvelles locales dans l’ensemble du pays et dans tous les types d’organisations médiatiques, qu’il s’agisse du très indépendant La Liberté (à Winnipeg) ou du Elliot Lake Standard en Ontario, propriété de Postmedia. Quelle que soit la manière dont elles sont diffusées – et quelles que soient les entreprises qui les gèrent –, l’information locale doit être à la table lors du prochain cycle d’élaboration des politiques.


Chapitre 6 – Vers une initiative de journalisme local élargie et plus efficace

Le revenu total des journaux locaux au Canada a plongé de près de 60 % entre 2010 et 2020, et encore plus sévèrement pour les quotidiens. Sur la même période, 300 journaux ont disparu, dont 76 au cours des deux dernières années. Réagissant à cette catastrophe, qui secoue le pilier informationnel de la démocratie, le gouvernement fédéral a créé l’Initiative de journalisme local (IJL) en 2018 dans laquelle il a engagé 50 millions de dollars sur cinq ans.

L’IJL « soutient la création d’un journalisme civique original qui répond aux besoins diversifiés des communautés mal desservies du Canada », lit-on dans son mandat.

Même si ce programme a prouvé son utilité, l’IJL n’en demeure pas moins un nouveau modèle qui doit être amélioré. Alors que la première phase de cinq ans arrive à terme, le moment est donc venu d’examiner comment le rendre plus percutant. Le vœu du gouvernement d’imposer aux géants du Web une forme de transfert de fonds à l’australienne ouvre de nouvelles perspectives aux réformateurs.

Dans cette section, nous proposons qu’une IJL renouvelée et renforcée puisse :

  • Attacher un financement à long terme du gouvernement fédéral et diversifier ses sources de financement ;
  • Revoir sa structure de gouvernance afin que l’entretien et l’évolution du programme soient entre des mains indépendantes susceptibles de suivre l’évolution du marché de jour en jour ;
  • Utiliser ce véhicule de confiance pour augmenter le niveau de confort du mécénat, personnel ou institutionnel, et fournir une formation et une assistance aux médias en matière de levée de fonds.
  • Assurer de la prévisibilité et de la continuité aux médias et aux journalistes par le biais de subventions de deux ou trois ans plutôt qu’annuelles, afin de réduire leur charge administrative et favoriser une meilleure planification.
  • Fournir une formation aux journalistes inscrits à l’IJL. L’attrition des salles de presse a compliqué l’ancien système de formation « sur le tas » typique des médias, alors même que des normes journalistiques élevées sont plus nécessaires que jamais.

Au cours des 15 derniers mois, le Forum des politiques publiques a organisé deux tables rondes pour tenter de comprendre pourquoi la philanthropie, prévue dans les mesures gouvernementales de 2018 et 2019, n’a pas joué le rôle espéré, alors que le journalisme local a besoin de tous les soutiens possibles.

Le FPP a également étudié les modèles internationaux de financement du journalisme local à des fins de comparaison. Nos consultations et nos recherches nous amènent à proposer une voie vers une IJL renouvelée et améliorée qui utilise également son infrastructure dans d’autres domaines du journalisme.

La prochaine phase de l’Initiative de journalisme local

Dans sa forme actuelle, ce programme est essentiellement un mécanisme de distribution de l’aide gouvernementale à des publications sélectionnées. Parce qu’il ne s’agit pas à proprement parler une agence dotée d’une mission, un programme n’a ni la vocation ni la capacité de pérenniser la presse locale afin de mieux desservir les communautés au pays.

Une IJL renouvelée doit promouvoir un meilleur avenir pour la presse locale, conduire des recherches sur le problème à résoudre et assurer la formation des journalistes qu’elle soutient. Son mandat lui assurerait toute la latitude pour diversifier son financement. Sa définition de ce qui constitue le journalisme « local » serait plus précise. En matière de levée de fonds, elle améliorerait le savoir-faire des organes de presse, anciens et nouveaux, afin de rendre le financement de la nouvelle locale plus durable au sein de la communauté. Et il appartiendrait à ses administrateurs de décider, en toute indépendance, des règles d’allocation et d’évaluation.

Afin de réaliser cette IJL plus ambitieuse, que l’on pourrait appeler « IJL Plus », nous formulons un certain nombre de recommandations quant à sa structure, sa fonction et ses règles administratives.

Une plus grande ambition pour la structure de l’IJL

Recommandation 2 : Réorienter les décisions de financement de l’Initiative de journalisme local vers une agence dotée d’une mission qui aurait le pouvoir de diversifier son financement.

Le programme idéal devrait pouvoir augmenter la distance entre ceux qui attribuent l’argent et ses bénéficiaires. Ce que l’on pourrait appeler « IJL Plus » aurait une structure de gouvernance totalement indépendante qui assurerait une séparation totale entre la décision éditoriale et celles des bailleurs de fonds et des associations médiatiques.

La version actuellement a cherché à atteindre ce but d’indépendance vis-à-vis de l’État en confiant l’administration du programme à sept OBNL représentant divers secteurs de l’industrie. Les décisions sont prises par un jury de six personnes issues de médias qui peuvent tous être, par ailleurs, admissibles au financement de l’IJL. Ce faisant, le gouvernement fédéral a mis en place un processus par lequel les organisations qui tentent d’obtenir un financement journalistique sont à la fois juges et parties. En soi, cette approche ressemble à celle qui prévaut au Conseil de recherche en sciences humaines, par exemple. Celui-ci fonctionne sur la base d’un système de jury par les pairs, par lequel des chercheurs reconnus pour leur compétence déterminent les candidatures à retenir aux concours de subventions de recherche. De même pour l’IJL, qui fait appel à des personnalités de la sphère médiatique pour évaluer la pertinence des demandes.

Comme ce système n’est pas exempt de favoritisme, il conviendrait de créer une structure plus robuste qui aurait plus de portée et d’impact. Trois options seraient à considérer :

  • Créer une entité structurée similaire au Fonds des médias du Canada, et qui aurait pour mandat de s’intéresser aux domaines mal desservis du journalisme.
  • Confier le programme à un organisme de bienfaisance reconnu doté d’une capacité de collecte de fonds, à la façon de Report for America.
  • Créer de toute pièce un nouvel organisme subventionnaire sous la forme d’un OBNL ou d’une fondation.

Bien que toutes les options aient quelques mérites, les impératifs de réactivité et d’efficacité administrative favorisent les deux premières. En plus de réduire le risque de favoritisme, cette structure de gouvernance permettrait de solliciter et recevoir des fonds de donateurs individuels ou institutionnels. Le programme de la BBC est entièrement financé par des fonds publics, tandis que Report for America repose entièrement sur le mécénat. Une version canadienne combinerait les deux, ce qui étofferait le portefeuille de financement. Cette structure autoriserait les municipalités et d’autres leaders communautaires à contribuer sans que leur effort soit entaché par une perception de tentative de trafic d’influence.

Sauf pour quelques exceptions notables, le soutien philanthropique au journalisme a été décevant jusqu’à présent au Canada. Seulement cinq médias ont obtenu le statut d’Organisation journalistique enregistrée prévu au budget 2018 et qui les rend admissibles à recevoir des dons individuels ou institutionnels et à délivrer des reçus fiscaux. Les consultations du FPP ont permis d’identifier un certain nombre de barrières de nature administratives et culturelles. Comme cette pratique a été longtemps interdite au Canada, les donateurs potentiels doivent s’habituer à considérer le journalisme parmi les donataires potentiels, et les organismes de bienfaisance devront ajuster leurs propres objectifs en conséquence.

Qu’il y ait une courbe d’apprentissage quant au mécénat n’est guère étonnant. Certaines fondations sont intimidées par le réflexe des médias de se saisir des controverses et de les rapporter sans délai. Un bon nombre seraient plus à l’aise de financer un organisme intermédiaire, conformément à ce que nous recommandons. Les intervenants, de part et d’autre, nous ont confié que les fondations ne savent pas comment aborder et parler avec les médias – et vice versa. C’est d’ailleurs pourquoi nous croyons qu’une IJL réformée devrait adopter un des objectifs de Report for America quant à l’éducation en matière de levée de fonds pour les médias et la mise en place d’une passerelle vers le journalisme pour les fondations.

Une plus grande ambition dans les fonctions de l’IJL

Recommandation 3 : Approfondir et élargir l’Initiative de journalisme local. L’approfondir pour se concentrer sur le dysfonctionnement croissant qui voit des communautés jadis florissantes devenir des déserts de l’information. L’élargir pour soutenir d’autres types de communautés mal desservies, tels que les journalistes handicapés ou issus de minorités visibles. Il s’agit de fortifier tous ceux qui sèment les graines d’un avenir plus riche et pérenne pour l’écosystème médiatique.

L’entité que nous appelons IJL Plus créerait les conditions nécessaires pour soutenir des communautés mieux ciblées qui rencontrent des obstacles supplémentaires. À cet égard, le gouvernement fédéral s’est déjà engagé à créer un fonds de 50 millions de dollars canadiens pour changer le discours sur les minorités visibles. Une IJL Plus en serait un dépositaire naturel. Cette entité alimenterait ce travail par des recherches identifiant les meilleurs canaux pour répondre aux besoins et assurer le maximum d’impact. Des flux de financement diversifiés permettraient de s’attaquer aux déserts de l’information, qu’ils soient géographiques, communautaires ou numériques.

Actuellement, il faut se réjouir de voir apparaître de nouveaux médias dans des communautés mal desservies. Que leur but soit lucratif ou non, plusieurs de ces jeunes pousses, même quand elles sont prometteuses, n’atteignent pas encore le stade d’organisation journalistique canadienne qualifiée (OJCQ), qui leur donnerait droit à certains crédits d’impôt. Or, il serait précisément du mandat d’une IJL renouvelée de les aider en appuyant les modèles d’affaires novateurs et en suscitant la création de sources de revenus stables.

Exécution du programme de soutien au journalisme local

Recommandation 4 : Améliorer la prestation de l’IJL de sorte que son financement soit prévisible et plus durable, tout en réduisant les charges administratives pour de petits médias en manque d’effectifs.

Selon nos consultations avec des personnalités de l’industrie de l’information et notre analyse d’autres modèles de journalisme local, la structure de financement actuelle impose une charge administrative excessive aux petites organisations. Et le manque de prévisibilité complique la planification des ressources pour les journalistes et les médias. Elle néglige le développement des capacités en attribuant une prime au volume plutôt qu’à la qualité.

Le programme devrait donc envisager les modifications suivantes.

  • Pour réduire la charge administrative, le financement octroyé devrait s’échelonner sur trois ans au lieu d’une seule. Une organisation qualifiée ne devrait pas devoir se requalifier à chaque demande.
  • Les organes de presse devraient être soutenus par des formations et des ressources afin d’aider les organisations à développer un financement permanent pour les journalistes soutenus par l’IJL et pour son secteur.
  • L’IJL devrait instituer du mentorat et de la formation pour les journalistes de l’IJL, comme le fait la BBC avec son Partenariat pour la nouvelle locale.
  • Les critères d’éligibilité doivent être clarifiés afin que les choix puissent se faire indépendamment du type de plateforme ou de modèle d’affaires.
  • L’éligibilité devrait s’étendre à tout le personnel de la rédaction, pour inclure d’autres métiers du journalisme comme le photojournalisme, l’infographie, l’exploration de données et l’interaction multimédia avec les publics – et bien sûr les cadres de rédaction, qui assurent le processus d’édition (affectation, édition, correction, révision, vérification).
  • D’autres mécanismes de partage doivent être envisagés. L’IJL étant financée par des fonds publics fédéraux, il est juste que le contenu produit par les journalistes de l’IJL soit mis à la disposition du public en tant qu’œuvre en usage partagé. Toutefois, tout article faisant usage d’un papier produit dans le cadre de l’IJL devrait en mentionner la source. L’IJL Plus devrait avoir la liberté d’examiner un système qui peut être contreproductif et dissuasif pour les organes de presse.
  • Il faut étudier d’autres paramètres de productivité et de succès. Actuellement, l’IJL vérifie si l’argent est dépensé à bon escient sur la base d’un critère de production – les journalistes doivent produire tant d’articles par semaine. L’intention est bonne, mais cette mesure pour certains médias à faire « du chiffre » au détriment de la qualité. Produire des articles, des reportages ou des enquêtes bien documentés et informatifs demande autrement plus de temps et de ressources que de sortir de simples articulets qui ne visent qu’à satisfaire un quota.

Ces amendements peuvent difficilement tous cadrer dans la forme actuellement du programme IJL. Et c’est pourquoi nous proposons de transformer le programme en une entité, peut-être une agence, axée sur la mission et qui serait en mesure d’identifier d’autres sources de financement susceptibles de répondre encore mieux aux besoins du journalisme local. Elle serait à même de créer ses propres programmes pour la formation, la levée de fonds ou l’innovation en matière de modèle d’entreprise. Pour répondre à l’érosion du journalisme local d’affaires publiques, la vertu cardinale en sera la flexibilité.


Le gouvernement du Canada est déjà réputé à l’étranger pour ses politiques visant à perpétuer le journalisme et à protéger le rôle vital qu’il joue en démocratie. Lors de nos discussions avec les intervenants d’Australie et d’ailleurs, nous avons pu constater que le système canadien de crédit d’impôt pour la main-d’œuvre journalistique suscite de l’intérêt, et nous avons souvent dû en expliquer le fonctionnement.

Personne ne souhaitait être en situation de venir en aide au journalisme, mais ce nouveau type d’action est désormais nécessaire pour contrebalancer les conséquences désastreuses d’une évolution technologique qui récompense, à l’excès, l’élargissement du public et le rétrécissement des salles de nouvelles. Que cette nouvelle forme d’intervention ait pu susciter la controverse n’est guère étonnant, sachant l’importance que les Canadiens confèrent à leurs médias, tant pour leur indépendance que pour leur capacité à demander des comptes aux dirigeants politiques et économiques. Si la confiance dans les médias est souvent décrite comme faible, comme pour d’autres institutions, le phénomène s’inverse quand on considère la presse locale. La proximité et la familiarité engendrent le respect, et non le mépris. Les informations locales sont le fondement d’une démocratie saine. Même ceux qui les accusent de partialité auront tendance à les consulter pour s’informer. Et la pandémie de COVID-19 nous a rappelé que cette demande n’est jamais plus forte qu’en temps de crise.

Depuis quatre ans, le Canada a mis en place quatre mesures d’aide au journalisme, et une cinquième doit reprendre le modèle australien (que nous espérons voir adaptée). Deux de ces mesures sont un réel succès : le crédit d’impôt pour le journalisme et l’Initiative de journalisme local, dont nous avons beaucoup parlé ici.

Il faudra cependant remédier aux problèmes des deux autres. Le statut d’organisme de bienfaisance n’a pas bien fonctionné, en partie à cause de la rigueur des règles, mais aussi parce que l’esprit d’entrepreneuriat est tel chez les éditeurs que ceux-ci n’ont pas le réflexe d’envisager un statut d’organisme à but non lucratif, et s’excluent d’eux-mêmes en tant que donataires qualifiés. Les moyens de remédier à ce blocage existent, mais ce n’est pas l’objet du présent document.

De même, le crédit d’impôt de 15 % pour les abonnements aux nouvelles numériques n’a suscité aucun enthousiasme. Ses limites devront sans doute être relevées pour intéresser davantage de Canadiens.

Face à la crise de financement du journalisme, il n’y aura pas une solution, mais plusieurs. Elle requiert un véritable coffre d’outils de mesures pour refonder l’écosystème médiatique et faire le pont vers un rivage plus enchanteur. Nous gardons l’espoir que des dirigeants audacieux et des entrepreneurs créatifs sauront, si on leur en donne les moyens, remettre sur ses rails l’information nationale, régionale et surtout locale. Il n’y a pas de certitude, mais nous pouvons leur en donner l’occasion, sans nuire à la capacité du Web de structurer la communication et les marchés.

Dans ce rapport, nous avons choisi de nous concentrer sur deux choses. D’abord, le modèle australien, parce que le gouvernement canadien l’a promis et qu’il peut être amélioré. Et ensuite, l’Initiative de journalisme local (IJL), parce qu’il s’attaque directement aux déficits journalistiques les plus graves à partir d’une position de force relative qui est celle de l’expérience. Il y a cinq ans, dans Le Miroir éclaté, le Forum des politiques publiques disait espérer « que notre analyse et nos recommandations stimuleront le débat et une prise d’actions calibrées avec soin pour préserver un bien commun fondamental. »

Nous sommes attristés de voir que le marché continue de s’éloigner d’un meilleur soutien financier à l’information d’affaires publiques, mais nous sommes encouragés de voir l’imagination au rendez-vous, tant dans les politiques publiques que parmi la nouvelle génération d’entrepreneurs de l’information. Nous pressons donc le gouvernement de continuer à soutenir le rôle vital de l’information alors que les opérateurs commerciaux bricolent des solutions à l’opposé d’une réelle politique publique.

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