L’entonnoir
Une tribune d'Action CanadaÀ chaque année, les fellows d’Action Canada écrivent une tribune dans le contexte du programme dans le but de comprendre comment utiliser ce format pour avoir un impact sur les politiques publiques. Ce texte de Kharoll-Ann Souffrant ’20 a paru dans La Presse le 10 juillet 2020.
Je suis survivante.
J’ai été agressée sexuellement par un adulte en position d’autorité en contexte sportif alors que j’étais mineure. Ce n’est pas #metoo qui m’a encouragée à dénoncer. Plutôt, c’est le mouvement #BlackLivesMatter et les manifestations récentes contre le racisme anti-Noirs qui m’ont donné la force de nommer ma vérité après 10 ans de silence.
La violence que j’ai vécue était multidimensionnelle. Certes, mon jeune âge, mon genre et les rapports de pouvoir qui en découlent ont teinté mon expérience. Or, j’ai également été la cible de propos dénigrants pendant plusieurs années venant de mon agresseur sur la couleur de ma peau et mon statut socioéconomique.
Mon agresseur se moquait régulièrement du quartier où je vivais qu’il qualifiait de « ghetto ». Il me dénigrait moi et ma famille parce que j’ai été élevée par une mère seule au foyer.
Il m’a dit à plusieurs reprises avoir honte d’être vu en public avec moi parce que je suis noire. Il m’a conseillé de ne jamais aller en Haïti, malgré mon souhait de visiter la terre de mes ancêtres, car il estimait que c’est « un pays de fous ». Mon agresseur n’était pas un homme noir. Or, il avait une obsession malsaine pour la couleur de ma peau, obsession qu’il m’exprimait à tout vent sans que je sache comment y répondre autrement que par un silence empreint de confusion.
Bien que marquée à vie par cette expérience traumatique, je me libère de ses chaînes. Je n’ai plus honte. Je refuse de m’excuser d’exister. Ce qui est arrivé n’était pas de ma faute. J’ai de la valeur. Mon agresseur avait la responsabilité de faire la promotion du sain développement des jeunes, responsabilité à laquelle il a lamentablement failli. Je méritais mieux.
Aujourd’hui, je n’écris pas pour recevoir de la pitié ou des conseils. Je m’exprime pour mettre un visage sur une réalité trop peu abordée au Québec. Je prends également la parole pour défendre l’adolescente que j’étais que personne n’a défendue ou n’a été en mesure de défendre.
La résurgence des dénonciations sur les réseaux sociaux pointe vers un mal social endémique. Des récits comme le mien, j’en entends sur une base quotidienne de mes amies depuis mon enfance, en tant qu’intervenante et travailleuse sociale, dans les endroits où je suis amenée à donner des conférences ainsi que dans le cadre de mes travaux de recherche. Ces violences traversent toutes les sphères de la vie en société : les écoles, les centres sportifs, les universités, le milieu artistique et culturel, le travail, l’armée et la famille pour ne nommer que ceux-là. Comme l’a écrit Mélanie Thivierge, directrice générale du Y des femmes dans La Presse en décembre 2019, « Cette violence, elle est partout ». Sa proposition d’une commission en lien avec ce problème social mérite sérieuse considération.
La pointe de l’iceberg
Certes, les dénonciations sur les réseaux sociaux ont des conséquences sur les plans personnel, familial, juridique et social qui nécessitent réflexion. Décider de garder le silence a aussi ses conséquences. Or, le message qu’il faut comprendre de cette nouvelle vague est que notre société force insidieusement les personnes survivantes dans l’étroiture d’un entonnoir. C’est le symptôme d’une méfiance à l’égard du système judiciaire en matière de violence sexuelle. C’est en raison du manque d’options adaptées, accessibles et personnalisées aux besoins des personnes survivantes que nous en sommes encore là aujourd’hui. Malgré #metoo en 2017. Malgré #AgressionNonDénoncée en 2014. Et des vagues comme celles-ci, il y en aura d’autres. Nous n’en sommes toujours qu’à la pointe de l’iceberg.
Notre société faillit à prévenir les violences sexuelles et à protéger les victimes. Nous sommes collectivement responsables de cette crise de confiance. Il existe un écart entre l’égalité de droit et l’égalité de fait en matière de violences sexuelles. Un changement de fond et de culture s’impose.
Nous devons collectivement élargir le champ des possibles en matière de justice et de réparation, et ce, au-delà du système de justice criminelle qui tend à revictimiser les personnes survivantes, notamment les femmes survivantes des communautés noires.
Le Québec a la capacité de faire mieux. Nous pouvons faire office d’exemple et donner le ton dans cette lutte, car les violences sexuelles sont un fléau mondial persistant en 2020. Soyons visionnaires et ambitieux. Faisons partie de la solution, chacun à notre manière. Ayons le courage de renverser l’entonnoir vers une plus grande ouverture. Saluons les récents changements législatifs comme l’abolition de la prescription pour dénoncer une agression sexuelle au civil ou encore l’adoption de la Loi visant à prévenir et à combattre les violences sexuelles dans les établissements d’enseignement supérieur. Cela est signe d’une évolution sociétale. Or, il nous reste beaucoup de pain sur la planche.
Cette discussion collective est difficile, inconfortable, mais nécessaire. Elle est amorcée et doit se poursuivre. Nous devons être plus robustes dans ce combat et nous montrer solidaires de toutes les personnes survivantes. Nous devons lutter contre ce fléau sur plusieurs fronts tant dans ses formes les plus visibles qu’insidieuses. Tout comme le racisme anti-Noirs, les violences sexuelles sont systémiques. Il est capital d’expliciter davantage l’enchevêtrement de ces formes d’oppression, elles qui tendent à être évacuées des politiques publiques et des programmes en matière de violences sexuelles dans la province. Nous ne luttons pas uniquement pour les personnes survivantes d’aujourd’hui et d’hier, mais aussi pour la société de demain.
* Sa thèse porte sur les mouvements #AgressionNonDénoncée et #moiaussi de la perspective des femmes noires au Québec.