Déverrouiller l’accès aux soins de santé
Comment fluidifier la circulation des données de santé vitales au CanadaIntroduction
Au début de l’année 2023, le projet « Reprendre en main les soins de santé » du Forum des politiques publiques a commencé à réfléchir aux lacunes de notre précieux système de santé. Avec notre groupe d’experts[1], nous avons ciblé, dans un premier rapport intitulé « Reprendre en main les soins de santé », des changements audacieux mais réalisables qui permettraient de concrétiser la vision de services accessibles, de grande qualité et fournis dans des délais appropriés. Notre deuxième rapport, « Des soins primaires pour tous », concluait qu’il n’était plus possible de reporter les réformes nécessaires : l’amélioration du système ne dépendait plus seulement de l’augmentation des dépenses, il fallait aussi exploiter de nouvelles possibilités de mieux faire les choses à l’ère du numérique.
Les deux premiers rapports affirmaient que l’accès aux fournisseurs de soins primaires devait être aussi banal que l’entrée d’un enfant à la maternelle. Nous avons préconisé l’adoption d’une norme de 30 minutes, dans laquelle les gouvernements et les fournisseurs de soins de santé doivent s’efforcer d’atteindre l’objectif suivant : tous les Canadiens doivent pouvoir accéder à une équipe de soins primaires financée par l’État et exerçant à moins d’une demi-heure de leur domicile ou de leur lieu de travail.
Pour le troisième rapport de notre série « Reprendre en main les soins de santé », le groupe d’experts du FPP s’est penché sur certains des éléments fondamentaux d’un système de santé moderne et centré sur l’humain : les données et la numérisation. Cette fois, nous nous demandons pourquoi les renseignements qui déterminent de plus en plus la santé et le bien-être des Canadiens ne devraient pas être aussi facilement accessibles que les données bancaires ou les données du recensement. Nous nous demandons aussi pourquoi les données de santé ne pourraient pas circuler de manière fluide et sûre au sein d’un réseau numérique préapprouvé de fournisseurs de soins gravitant autour des utilisateurs du système. Ce faisant, nous tirons la sonnette d’alarme à propos de la médiocrité chronique des performances du Canada en matière de données, alors que celles-ci sont pourtant la monnaie vitale d’un système de l’ère numérique. Notre conclusion est simple : il est possible d’obtenir de meilleurs résultats dans le domaine de la santé, avec une plus grande efficacité et à moindre coût pour les Canadiens.
Considérons la technologie numérique comme un véhicule dont les données seraient le carburant. Omniprésentes dans toutes les facettes de notre vie au XXIe siècle, elles alimentent le progrès. Cette idée s’impose particulièrement dans le domaine de la santé, où la convergence des données et des progrès numériques offre un immense potentiel pour transformer la façon dont nous vivons, comprenons, fournissons et améliorons les soins. En exploitant la puissance de l’analyse des données, de l’intelligence artificielle et des technologies numériques, les systèmes de santé peuvent déverrouiller l’accès aux précieux renseignements concernant la santé et le bien-être des personnes et faciliter la manière dont le système fonctionne pour elles, tirant ainsi pleinement parti de ces renseignements. La précision des diagnostics s’en trouverait améliorée, la planification des traitements optimisée, l’innovation stimulée et les régimes préventifs complètement transformés. En organisant les données et en y facilitant l’accès, nous pouvons aider les individus et les communautés à mieux comprendre leur parcours de santé, à mieux s’y engager et à mieux le gérer.
Le problème n’est pas l’absence de données adéquates, mais plutôt le fait qu’elles ne sont pas suffisamment connectées, accessibles ou conviviales. Les pièces d’innombrables casse-têtes médicaux restent pêle-mêle dans la boîte – une véritable boîte noire trop souvent constituée de notes sur papier et d’informations non intégrées. Dans l’immédiat, cette organisation déficiente condamne les patients, les défenseurs des familles et les cliniciens à prendre des décisions partiellement éclairées et les administrateurs à mal allouer des ressources limitées. En l’absence de données fiables pour faire le tour des services de santé, les demandes de consultation en spécialité sont fastidieuses, les diagnostics lents et les traitements dangereux trop fréquents. Le manque de données contribue à l’épuisement des travailleurs de la santé. Trop d’entre eux fuient le système, frustrés de perdre du temps à rechercher des renseignements sur les patients et désemparés lorsqu’ils doivent prodiguer des soins sans connaître certains renseignements vitaux. En l’absence de données fiables, les décideurs politiques, les patients et les fournisseurs de soins sont contraints de se livrer à de pénibles conjectures.
Le potentiel de transformation des données sur les soins de santé est stupéfiant : imaginez la facilité d’accès aux services; la réduction des temps d’attente; la personnalisation des soins; l’identification des risques pour la santé et une intervention proactive grâce à l’analyse prédictive et aux outils pilotés par l’IA; enfin, un accès transparent aux dossiers de santé électroniques grâce à des applications et des portails conviviaux. La création de plateformes de renseignements de santé sans friction pour relier les prestataires peut réduire le risque d’erreurs et le gaspillage inhérents à des soins non coordonnés. L’accès à des renseignements fiables et à des ressources éducatives peut donner aux patients dépassés par les événements les moyens de prendre des décisions difficiles en toute connaissance de cause, avec le soutien de leur famille, des fournisseurs de soins, des organismes communautaires, des municipalités et des groupes d’entraide. Cet accès permet également de gérer plus efficacement les temps d’attente, de lutter contre l’épuisement professionnel et de réduire les cas de « médecine de couloir », aux urgences. Les applications mobiles, les outils numériques et les ordinateurs prêt-à-porter peuvent offrir des conseils de santé en temps réel, des rappels pour la prise de médicaments et une autosurveillance continue de la santé et du bien-être.
Le Canada est à la traîne. Ce constat est regrettable, mais s’accompagne d’un prix de consolation : l’avantage de passer derrière les autres. En rattrapant les pays les plus performants en matière d’infrastructure de données de base (la tuyauterie), nous pouvons appliquer les leçons qu’ils ont tirées de leur expérience pour nous hisser aux premiers rangs quant à ce qui circule dans ces tuyaux (les renseignements de santé). Pour parler clairement, il s’agit ici de bien plus que de dossiers patients informatisés, qui auraient constitué une réalisation intéressante il y a 20 ans, mais qui témoigneraient d’un manque d’ambition aujourd’hui. Nous envisageons plutôt des réseaux d’information numériques dynamiques qui permettent à notre système de soins de santé actuellement en difficulté de passer du milieu à la tête du peloton.
Les changements qui en résulteront inaugureront une nouvelle ère des soins de santé qui intégrera les principes durables de notre système public (universalité, intégralité, accessibilité, transférabilité et gestion publique), dans l’optique de soins de santé modernes. Il est ici davantage question de soins et de bien-être que de maladie : les soins sont proactifs, intégrés et continus plutôt que réactifs, cloisonnés et épisodiques. De plus, on ne parle pas d’un traitement unique, mais d’un bien-être personnalisé et de traitements de précision. Tout cela rend les soins à la fois plus efficaces et plus équitables.
De tels soins ne sont pas un avantage, mais une nécessité. La nouvelle ère des soins permettra à tout un chacun d’exercer des choix en matière de santé et de ne plus demeurer passif face au destin et aux circonstances.
À défaut de mettre en œuvre cette stratégie du grand bond en avant, nous accepterions tacitement ce qui, nous en convenons tous, est inacceptable : un système sous-optimal dans lequel on refuse aux utilisateurs le droit de cogérer leur propre bien-être et aux prestataires les outils nécessaires pour intervenir de manière efficiente et efficace au nom de ceux qu’ils servent. Dans l’état actuel des choses, les Canadiens sont profondément déçus par un système de santé qu’ils considéraient naguère comme un élément clé de leur identité nationale.
En 2020, en Nouvelle-Écosse, l’organisme responsable des affaires réglementaires et de l’efficacité des services (Office of Regulatory Affairs and Service Effectiveness) a mené un projet en partenariat avec Doctors Nova Scotia afin de mieux comprendre l’impact du fardeau administratif qui pèse sur les médecins. De son côté, la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante a entrepris une analyse plus approfondie et a montré que le fait de devoir s’y retrouver dans les dossiers papier des patients entrave la capacité des médecins à fournir des soins de base. Le rapport Patients Before Paperwork (« les patients avant la paperasse ») a révélé que les tâches administratives inutiles font perdre 18,5 millions d’heures par an aux médecins canadiens, ce qui équivaut à 55,6 millions de visites de patients[2]. Pour prévenir l’épuisement professionnel des médecins, le gouvernement de la Nouvelle-Écosse s’est engagé à diminuer la paperasserie pour les praticiens en visant la réduction du travail administratif inutile de 400 000 heures par an (l’équivalent de 1,2 million de visites de patients) d’ici à la fin de 2024[3].
Un pas de géant doit être fait vers un système national connecté basé sur les données et centré sur l’humain afin de réinstaurer la fierté dans les soins de santé canadiens. Le Forum des politiques publiques est loin d’être le premier à reconnaître ce problème. D’après nos calculs, il y a eu au moins 32 rapports sur le sujet, totalisant plus de 335 pages, au cours des cinq dernières années. Ils couvrent tous les domaines, des soins aux personnes âgées à l’utilisation des données interprovinciales en passant par les soins primaires. Le fait que nous devions encore une fois évoquer les solutions est un problème en soi.
Que l’on soit d’accord ou non avec l’avis exprimé, un récent éditorial du British Medical Journal sur la gestion de la COVID-19 par le Canada mérite d’être mentionné : « L’image qui se dégage est celle d’un pays mal préparé, doté de systèmes de données obsolètes, disposant d’une coordination et d’une cohésion médiocres, et faisant preuve d’aveuglement face aux divers besoins de ses citoyens[4]. »
Dans les pages qui suivent, nous dressons le portrait d’un système performant, riche en données et en technologies numériques, et nous en expliquons l’utilisation par les Canadiens, au profit des Canadiens. Nous vous présentons Alan Dore, de Hamilton, Mohamed Alarakhia, de Waterloo, Greg Price, d’Acme, en Alberta, et Heather Campbell, de Calgary, dont les expériences personnelles respectives soulignent les conséquences de l’insuffisance des données. Nous vous emmenons également en Israël et en Alaska, où les résultats des dispositions prises en matière de données sont à la hauteur des attentes.
Le principal message transmis par ce rapport est que nous pouvons faire mieux. Nous devons faire mieux. Voici comment.
De meilleures solutions grâce à de bonnes données
La collecte et l’utilisation intelligentes des données permettent de mettre au point des médicaments personnalisés contre le cancer, de traiter des maladies rares et de détecter les dangers qui rendent les gens malades. Des données de qualité permettent d’obtenir de meilleurs résultats.
En ce qui concerne l’adoption des données et des technologies numériques du domaine de la santé, le Canada est à la traîne des pays comparables. En France, l’État joue le rôle de régulateur et d’accélérateur d’un système de santé numérique entièrement assuré : il applique des normes éthiques élevées pour les soins aux patients et encourage l’utilisation des technologies (y compris l’intelligence artificielle) dans le but de créer un marché de soins de santé numériques de premier plan[5]. Israël, de son côté, utilise son important potentiel technologique pour investir dans la couverture nationale de soins de santé numériques en mettant l’accent sur la promotion d’outils numériques avancés et durables et sur l’adoption de nouveaux systèmes technologiques, tels que les services de soins virtuels et les diagnostics et traitements assistés par l’IA[6]. Alors que ces technologies deviennent la norme dans les pays avancés, au Canada, leur utilité est limitée par des systèmes de tenue des dossiers médicaux obsolètes et disséminés un peu partout qui ont une incidence sur la vie et la mort des patients.
Dans le domaine des soins de santé, la qualité des données dépend d’abord de la création de dossiers patients informatisés, qui permettent à leur tour d’utiliser les données pour améliorer les soins. Les dossiers informatisés sont la pierre angulaire de tout système de santé crédible centré sur l’être humain. Or, au Canada, ils ne sont étonnamment, ni normalisés ni standardisés. Lorsqu’ils existent, ils sont souvent statiques et ne sont accessibles à personne en dehors d’une spécialité, d’une institution ou d’un lieu de santé particulier. Cette façon de voir les choses suppose qu’une personne reçoive des soins exactement au même endroit, avec le même prestataire, toute sa vie. Bien que les dossiers de santé électroniques existent sous une forme ou une autre depuis le milieu des années 1960[7], ces dossiers ne concernent encore que 37 % des Canadiens (si l’on excepte le Québec, l’Île-du-Prince-Édouard et les territoires)[8]. Or, 92 % des professionnels de la santé affirment que l’accès aux dossiers médicaux informatisés, quel que soit le lieu du traitement, permettrait d’améliorer la sécurité du patient et la qualité des soins[9].
Au Canada, l’objectif du dossier unique est encore compliqué par le fait que notre fédération est très décentralisée. Même lorsque des dossiers numériques existent, ils ne franchissent pas les frontières provinciales. En Israël, depuis 2016, chaque patient dispose d’un dossier médical électronique unique accessible aux fournisseurs de soins dans tous les établissements de santé – hôpitaux publics et privés, cliniques de soins primaires, centres d’imagerie et installations militaires. « Dans le domaine des soins de santé, il est essentiel de disposer d’un dossier médical électronique intégré pour savoir ce qui est arrivé à un patient », explique le Dr Eyal Zimlichman, responsable de la transformation et de l’innovation au Centre médical Sheba à Tel Aviv, en Israël. Il ajoute que seuls 2 % des patients ont choisi cette approche au départ.
Le Dr Zimlichman considère les dossiers électroniques comme la base d’un système de santé qui fonctionne bien, les appelant le « système d’exploitation » de l’hôpital. D’autres technologies peuvent s’ajouter à cette base. Lors de la pandémie, la disponibilité d’informations complètes et anonymes a incité les sociétés pharmaceutiques, qui avaient besoin d’une lecture rapide des effets indésirables, à faire d’Israël l’un des premiers pays à recevoir des vaccins.
Grâce à son système d’archivage électronique, le Centre médical Sheba est un précurseur dans l’emploi de l’intelligence artificielle pour aider les médecins à prendre des décisions cliniques. L’hôpital israélien dispose aujourd’hui d’une base de données de plus d’un million de tomodensitogrammes réalisés sur plusieurs années. Lorsque les médecins procèdent à une évaluation sur la base d’une image de tomodensitométrie, le système d’intelligence artificielle propose également une analyse. Quand les fournisseurs de soins ne sont pas d’accord avec l’IA (qualifiée de système « d’aide à la décision » pour souligner qu’elle les soutient plutôt qu’elle ne leur dicte leur conduite), ils demandent souvent un second avis à leurs collègues. L’IA sert également à la lecture des lamelles d’anatomopathologie, un processus qui requiert « quelques millisecondes et nous renseigne, par exemple, sur la thérapie anticancéreuse à laquelle ce patient réagirait », explique le Dr Zimlichman.
Le médecin prévoit que les changements induits par l’IA, du diagnostic au simple rendez-vous médical, se produiront à une vitesse vertigineuse. Les outils de l’IA pourraient bientôt résumer le rendez-vous entre patient et médecin, en incluant la rédaction des notes de suivi et la programmation des rendez-vous, ce qui réduirait la charge administrative qui pèse sur le personnel. Ces changements pourraient également améliorer la relation de personne à personne, les travailleurs de la santé concentrant leur attention sur le patient au lieu de la partager entre le patient et l’ordinateur.
En ce qui concerne la question sensible de la protection de la vie privée, le système israélien tente d’apaiser les inquiétudes en utilisant des formats ultra-sécurisés pour le partage des données. « Nous avons atteint un niveau de confiance tel que les médecins se reposent de plus en plus sur la technologie », explique le Dr Zimlichman. « Et c’est ce que nous verrons à l’avenir. » La leçon à retenir : la confiance du public et des professionnels dans l’intégrité du système fait partie intégrante de sa mise au service de la population.
Selon l’Organisation mondiale de la santé, le système israélien va maintenant se concentrer sur « les ordonnances numériques, l’approbation automatique du remboursement des traitements ambulatoires, ainsi que la surveillance à domicile et la communication numérisée entre patient et soignant »[10].
D’après le Dr Zimlichman, « [le système est] à un tournant ».
Alaska : un partenariat véritable et éclairé
Pendant la pandémie, une idée audacieuse a germé dans un organisme de soins de santé innovant appartenant à des Autochtones d’Alaska.
La direction de la structure de soins Nuka de la Southcentral Foundation a décidé d’utiliser une partie de son financement COVID pour acheter 6 000 montres Apple, des bracelets d’activité Fitbit et des tensiomètres, afin de jeter les bases d’une nouvelle conception des soins qui s’étendrait bien au-delà de la pandémie. Les clients-propriétaires (le terme utilisé par l’organisme sans but lucratif Nuka pour désigner ses patients) ont reçu les appareils gratuitement; il leur suffisait d’en vouloir un et de s’engager à l’utiliser.
Lorsque le client-propriétaire commence à porter son appareil, ses données de santé (par exemple, son rythme cardiaque et sa tension artérielle) se téléchargent automatiquement sur le portail patient de l’application de soins de l’organisme. Avec son consentement, les fournisseurs de soins de santé (tout comme le client-propriétaire) peuvent se connecter et suivre l’évolution des données en temps réel.
Voici un aperçu du fonctionnement. Une personne qui a des vertiges au milieu de la nuit appelle son médecin le lendemain matin. Le praticien lui demande alors de consulter sa montre pour connaître sa fréquence cardiaque actuelle ainsi que celle relevée à 3 heures du matin.
« Disons que la tension artérielle de la personne était affreusement basse à 3 heures du matin parce qu’elle dormait et était très détendue, et que je l’avais mise sous antihypertenseur il y a plusieurs mois, pour tenir compte de la tension artérielle qu’elle avait lorsque je l’ai vue au cabinet », explique le Dr Steve Tierney, directeur médical de l’amélioration de la qualité et responsable de l’informatique médicale chez Nuka.
« Or, il semble que ce soit trop bas pour la personne à 3 heures du matin, alors je propose de réduire la dose. Disons que je diminue sa dose de Cinapril de 20 mg à 10 mg. Je lui demande de prendre sa tension artérielle tous les deux jours pendant trois semaines pour voir ce que cela donne. »
« Nous pouvons commencer à améliorer ce qui doit être amélioré », ajoute le Dr Tierney, en précisant que les données représentent un simple outil de dépistage; les dispositifs nécessaires au diagnostic requièrent toujours des visites en cabinet. Cependant, des études scientifiques prouvent déjà que les données recueillies au cours de la journée par les ordinateurs prêt-à-porter sont plus riches que les instantanés pris lors des visites médicales[11]. Elles permettent également aux personnes de participer plus pleinement au processus de diagnostic, de changement de comportement et d’autosurveillance.
Les données de santé ne se limitent pas au dossier d’hospitalisation ou à celui du médecin traitant. Dans notre monde connecté, elles sont également fournies par des technologies personnelles telles que les montres intelligentes, les glucomètres et les stimulateurs cardiaques. Les montres Apple, les bracelets d’activité Fitbit et d’autres ordinateurs prêt-à-porter peuvent détecter de légers changements qui fournissent les premières indications sur un problème de santé. Ils aident les personnes à gérer une maladie chronique en surveillant un indicateur comme la glycémie ou l’apport alimentaire. Ils fournissent des informations quantifiables sur le sommeil et l’activité physique de la personne qui porte un appareil. Ces données peuvent à la fois prolonger la vie et en améliorer la qualité.
On estime que 14 % des Canadiens utilisent des ordinateurs prêt-à-porter connectés à l’Internet[12]. Ces outils ont le potentiel de révolutionner la façon dont les soins de santé sont conçus et gérés. La communication est à double sens : les professionnels de la santé sont alertés sur les changements significatifs entre les visites des patients qui, eux, peuvent télécharger de multiples flux d’informations envoyés par les cabinets médicaux et les hôpitaux dans leur vie de tous les jours. Lorsque ces données sont incluses dans les dossiers médicaux officiels (encore une fois, avec la permission de l’utilisateur), elles peuvent représenter un trésor d’indications qui renseignent sur le comportement individuel et permettent aux fournisseurs de soins de santé de prévenir les risques ou de traiter les maladies plus rapidement et de manière moins intrusive.
Pour Nuka, l’adoption des technologies prêt-à-porter fait partie de la réponse à une question qui motive l’organisation depuis son lancement, il y a plus de 20 ans : comment un système de santé peut-il fournir des soins médicaux fiables, favoriser de bonnes relations entre patients et prestataires et améliorer le bien-être de sa population, tout cela sans se ruiner?
La solution réside dans le partage des décisions entre les prestataires et les personnes desservies. Nuka a été créé en 1996 pour fournir des soins de santé à plus de 65 000 Autochtones d’Alaska, sur la base des valeurs culturelles autochtones. Les habitants de la région, qui sont devenus les propriétaires de la nouvelle structure médicale, ont déclaré : « Nous voulons être en meilleure santé. Nous ne voulons pas avoir à répéter notre historique de santé. Nous voulons avoir une relation avec notre prestataire de soins », se souvient M. Tierney, qui était là au début à titre de médecin de première ligne.
Grâce à l’application de soins de Nuka, chaque client-propriétaire bénéficie d’un accès complet à ses données de santé – une petite révolution. Chacun dispose d’un compte privé qui fusionne les données générées par le système de santé (résultats des tests de laboratoire et carnets de vaccination, par exemple), les notes prises à l’issue des rendez-vous par les fournisseurs de soins et les données générées par le patient lui-même (heures de sommeil ou mesures de glycémie, par exemple). Les médecins et les patients peuvent suivre les changements en temps réel.
« Les ordinateurs prêt-à-porter sont la prochaine étape d’un long parcours dans lequel on envisage le processus médical avec philosophie : il devrait s’agir d’un apport d’aide à une personne qui en a besoin par une autre personne formée pour lui apporter cette aide, rien de plus », commente le Dr Tierney.
« De cette façon, chaque personne est un partenaire pleinement engagé dans l’amélioration de sa santé. »
Le système de santé canadien aurait bien besoin de plus d’audace de ce genre.
Hamilton : faire venir l’hôpital à domicile
Juste avant Noël 2022, Alan Dore a subi un pontage coronarien à l’hôpital général de Hamilton.
La période a été stressante pour l’ancien gestionnaire municipal. Quelques mois plus tôt, il avait subi un accident vasculaire cérébral (AVC) qui l’avait privé de l’usage de la parole, puis il avait eu la COVID. À présent, à l’hôpital, il n’arrivait pas à dormir à cause des bips et de l’agitation alentour. Sa femme passait ses journées à ses côtés et l’aidait à communiquer avec le personnel.
Au bout de 12 jours, M. Dore a quitté l’hôpital, porteur d’une technologie qui permettait aux infirmières de suivre son rétablissement à la minute près.
Alan Dore n’est pas rentré chez lui dans l’inconnu, livré à lui-même en situation de vulnérabilité, comme c’est le cas habituellement; il est plutôt rentré dans une unité d’hospitalisation virtuelle. Les infirmières suivaient ses progrès en permanence grâce aux données recueillies par une tablette Bluetooth, un tensiomètre et un moniteur cardiaque qui se trouvaient à son domicile. Une fois par jour, le patient s’entretenait par téléphone avec une infirmière. Les données recueillies permettaient de compléter les renseignements que M. Dore avait parfois du mal à donner vocalement.
Cinq jours après la sortie de l’hôpital du patient, un capteur mesurant son rythme cardiaque a déclenché une alarme dans le poste infirmier situé à plusieurs kilomètres de là. Une infirmière a immédiatement appelé M. Dore et, après lui avoir posé quelques questions, a ajusté sa dose de médicaments. Lorsqu’il a eu des problèmes gastro-intestinaux cette même semaine, les infirmières lui ont demandé de venir à l’hôpital. Ses données étant déjà à la disposition de l’équipe soignante, M. Dore a pu éviter les urgences et se rendre directement dans une clinique réservée aux patients en phase postopératoire. Après avoir consulté un médecin de garde, il est rentré chez lui dans son unité d’hospitalisation virtuelle, cette fois avec un soutien à domicile temporaire, ce qui lui a évité un nouveau séjour coûteux à l’hôpital.
Depuis, M. Dore s’est complètement rétabli. Le programme, dit-il avec reconnaissance, l’a ramené à la maison plus tôt et en toute sécurité; il a pu poursuivre sa convalescence aux côtés de sa femme et de son chien, et profiter de repas maison et du confort de son lit. « Je suis fasciné par ce qu’ils réussissent à faire », déclare-t-il, satisfait.
L’utilisation des dispositifs de surveillance numérique commence à donner des résultats encourageants. Par exemple, le programme de l’hôpital général de Hamilton réduit de deux jours en moyenne la durée d’hospitalisation d’un patient après une intervention chirurgicale et diminue de 40 % les taux de réadmission. Des essais randomisés contrôlés (le niveau de preuve le plus élevé) montrent même que la surveillance continue à distance est associée à un avantage en ce qui a trait à la survie des patients souffrant d’insuffisance cardiaque. Cependant, son adoption au Canada reste obstinément lente. Seul un médecin sur quatre déclare utiliser la surveillance à distance ou des dispositifs connectés, même s’il est prouvé que les patients équipés de moniteurs sont moins susceptibles d’être réadmis à l’hôpital, de souffrir de douleurs non soulagées ou d’être victimes d’erreurs de prescription non corrigées. En prime, la charge qui pèse sur les services d’urgence et le personnel hospitalier est allégée.
Ces technologies de surveillance permettent aux patients de recevoir en toute sécurité des soins de qualité, à domicile ou dans leur communauté. Elles présentent le double avantage de libérer des lits d’hôpitaux pour les personnes qui en ont le plus besoin et de permettre aux patients des régions rurales et isolées, notamment les communautés autochtones, de se rétablir auprès de leurs proches.
Chef de file mondial des unités d’hospitalisation virtuelles, le système de santé du Royaume-Uni (National Health Service) offre aux patients des soins de niveau hospitalier à domicile, où ils se rétablissent souvent plus confortablement. Des études de cas menées par le fournisseur Access Group sur les unités d’hospitalisation virtuelles du NHS ont révélé que « l’hôpital virtuel pour les insuffisances cardiaques », une unité spécialisée destinée à prévenir les réadmissions, a permis de réduire de 11 % le taux de réadmission par rapport à celui des hôpitaux ordinaires[13].
Depuis son lancement en 2022, le programme d’unités d’hospitalisation virtuelles du NHS se développe rapidement[14]. Les équipes multidisciplinaires de ces unités ont soigné plus de 160 000 adultes dans tout le Royaume-Uni en combinant la surveillance à distance et les visites à domicile. Le NHS a ajouté 10 000 lits en 2023 et un programme est en cours visant à étendre les unités virtuelles à des milliers d’enfants, qui pourront se rétablir à la maison[15].
Au Canada, l’adoption de ces unités se fait au coup par coup. À Terre-Neuve, les patients atteints de diabète, de maladies cardiaques ou de blocages pulmonaires se font offrir des dispositifs de surveillance. Les habitants des zones rurales de l’Alberta qui souffrent de maladies chroniques comme le diabète ou l’hypertension bénéficient d’un programme de surveillance numérique dans lequel leurs signes vitaux sont suivis à distance. L’équipe de cardiologie de l’Université d’Ottawa surveille les résidents du Nunavut qui ont des dispositifs implantables tels que des stimulateurs cardiaques; les soignants ont conçu un parcours unique pour répondre aux besoins de ces patients : au lieu de surveiller les données à distance, les professionnels de la santé rencontrent périodiquement les patients pour télécharger et analyser leurs données.
Cependant, ces programmes ne sont pas mis en œuvre systématiquement dans l’ensemble du pays. Trop de patients doivent faire un suivi à l’hôpital alors qu’il existe une technologie qui permettrait de les maintenir dans le confort de leur domicile. Dans le même temps, trop de patients sont chez eux sans le soutien qui pourrait leur apporter la tranquillité d’esprit, leur épargner des visites à l’hôpital et même leur sauver la vie.
Pour que les soins virtuels et à distance se développent au Canada, les technologies numériques et le libre accès aux données (notamment les demandes de consultation en spécialité et les ordonnances électroniques) sont essentiels. Finis les téléphones en panne, les ordonnances papier et les télécopies égarées. Une étude réalisée en 2022 par le groupe de recherche RAND Europe a révélé qu’une utilisation accrue de la télémédecine pourrait présenter « d’importants avantages pour les patients, l’économie et la société canadienne dans son ensemble ». Mais pour obtenir ce résultat, le Canada a besoin d’un système de dossiers médicaux électroniques interopérables[16].
Nous n’avons fait qu’effleurer la question des soins à distance et des soins virtuels; il ne semble pas y avoir d’efforts concertés pour rattraper le retard ou faire un bond en avant. Nous devons utiliser délibérément tous les outils et moyens d’action possibles, y compris les soins en personne, à l’hôpital, lorsque c’est nécessaire. Le déploiement rapide de la surveillance à distance est également nécessaire pour permettre de meilleurs soins virtuels, ce qui conduira à une utilisation efficace des investissements tout en ayant de bons résultats pour les patients. Il est temps d’en faire la norme en matière de soins, elle ne doit pas rester l’exception.
L’indélogeable télécopie et le principe des demandes électroniques
Le système de santé canadien dépend encore largement des appels téléphoniques sans numéro de retour, des lettres papier et des télécopieurs, ce qui entrave des prescriptions et des demandes de consultation en spécialité critiques, qui sont des actes de soins susceptibles de sauver des vies. Notre apparente incapacité à dépasser des formes de communication démodées retarde la mise en place de traitements vitaux et exerce un impact psychologique sur les patients ainsi que sur les soignants, qui doivent souvent courir après une télécopie mal acheminée ou oubliée. Nous ne saurions trop insister sur le fait que des vies dépendent de ces renseignements. Dans nos systèmes de santé, les patients et les fournisseurs de soins de santé croulent sous la paperasserie administrative.
La demande de consultation électronique rationalise le processus en numérisant la communication entre un médecin traitant et son patient, d’une part, et un spécialiste ou un service de diagnostic, d’autre part. Elle peut apparaître comme un aspect peu important du système de santé dans son ensemble, mais elle accélère une étape essentielle : la mise en relation des patients avec les services et les personnes qui peuvent les aider. Mohamed Alarakhia, médecin de famille à Waterloo et directeur général du centre d’excellence en santé électronique (eHealth Centre of Excellence), estime que ce petit changement offrirait d’énormes avantages.
Au fur et à mesure qu’une demande de consultation électronique progresse dans le système, le médecin traitant et le patient reçoivent des notifications par courriel sur l’état d’avancement du dossier. Ils savent ainsi où ils en sont et sont informés de la date du rendez-vous. Le système envoie également un rappel au patient dans les jours qui précèdent, ce qui réduit le nombre de rendez-vous manqués. Une étude réalisée en 2019 par l’université McMaster a montré que le passage de la télécopie à la demande électronique améliorait le temps de réponse et la qualité des renseignements transmis, ainsi que l’exhaustivité et l’actualité de ces renseignements[17].
Une étude australienne a noté, avec une certaine ironie, que le principal obstacle à l’utilisation de la demande de consultation électronique était sa non-utilisation par les pairs. Il ne suffit pas qu’une partie utilise la demande électronique, tout le monde doit le faire. Nous devons nous préoccuper davantage de la convivialité et de l’interopérabilité des logiciels. La sécurité des demandes de consultation électroniques est souvent citée comme un facteur entravant leur adoption, mais cet argument est presque risible si on compare à la façon de faire traditionnelle : des morceaux de papier, envoyés par télécopie, parfois abandonnés dans une pile accessible à n’importe quelle personne passant par là. Si les lieux de travail encourageaient l’utilisation des demandes de consultation électroniques, ils en influenceraient l’adoption [18].
Grâce à ce système, les patients sauraient quand ils seront vus et par qui, et combien de temps ils devront attendre. Le système permettrait également de réduire les retards dus à l’envoi de renseignements incomplets à un spécialiste et de diminuer le nombre de télécopies perdues, qui empêchent le contact avec le spécialiste en premier lieu.
La médecin de famille Sarah Fraser en sait quelque chose. Elle exerce dans un cabinet de médecine familiale de la Première Nation de Millbrook à Truro, en Nouvelle-Écosse, tout en assurant des gardes à l’hôpital général de Dartmouth ainsi que dans de petits hôpitaux ruraux. Lorsqu’elle demande un examen pour un patient, les résultats en sont parfois télécopiés à la clinique où elle travaillait le jour où elle les a demandés. Il est même arrivé que les résultats soient envoyés à la mauvaise clinique. Elle craint que ce système ne mette des vies en danger. « C’est un problème de sécurité pour les patients », assure-t-elle.
En Ontario, le gouvernement provincial a promis de « dire adieu au télécopieur » d’ici à 2028[19]. Le ministère de la Santé estime que 152 millions de télécopies sont envoyées chaque année : selon le commissaire à l’information et à la protection de la vie privée de la province, près de 5 000 atteintes à la vie privée liées à des télécopies mal adressées ont été signalées en 2021[20].
D’après les données du laboratoire du Dr Alarakhia, les demandes électroniques de consultation en spécialité sont également plus rapides (d’environ 30 %) pour le médecin traitant par rapport aux demandes papier[21]. Le temps gagné équivaut à la possibilité pour un clinicien de voir 400 patients de plus en une seule année, soit 11 millions de patients supplémentaires dans tout le pays[22]. Le résultat du calcul est encore plus impressionnant pour le spécialiste qui reçoit la demande électronique : elle est de 50 à 90 % plus efficace que les anciens systèmes papier[23].
Une étude a conclu que les demandes adressées par voie électronique aux chirurgiens orthopédiques canadiens (des spécialistes dont les listes d’attente sont parmi les plus longues) permettaient de réduire les temps d’attente de 21,4 jours par rapport aux demandes papier[24].
La société Xerox a lancé le premier télécopieur commercial en 1964, à l’époque où la machine à écrire électrique était encore une nouveauté et où les téléphones étaient fixés au mur. Notre société a beaucoup évolué, mais le système de santé accuse un retard inexcusable. Il est plus que temps de dire adieu au télécopieur et de faire en sorte que les méthodes de communication du XXIe siècle soient non seulement la norme, mais la seule norme acceptable.
Le terrible coût d’une erreur : l’histoire de Greg Price
En se soumettant à un examen médical de routine pour renouveler sa licence de pilote, Greg Price, ingénieur en mécanique d’Acme, en Alberta, s’attendait à recevoir un excellent bulletin de santé. Le jeune homme de 30 ans était fort et en forme; il jouait au base-ball le week-end et aimait taquiner son neveu bien-aimé en l’asseyant sur le réfrigérateur.
Le médecin a remarqué chez Greg un épaississement de l’épididyme, le canal pelotonné sur lui-même attaché à l’un des testicules de son patient. Il s’agit d’un symptôme du cancer des testicules, l’une des formes de cancer les plus faciles à traiter. Cependant, les analyses sanguines de Greg se sont révélées normales.
Cette année-là, Greg a consulté le même médecin pour une éruption cutanée et celui-ci s’est de nouveau inquiété au sujet de l’épididyme. Il a rédigé une note recommandant à Greg de consulter un chirurgien, mais le document n’est jamais parvenu au spécialiste; il est resté dans une pile pendant l’absence du chirurgien.
Entre-temps, Greg, qui n’avait pas de médecin de famille, a commencé à souffrir de douleurs dorsales, un autre symptôme du cancer des testicules. Il a consulté deux autres médecins dans une clinique sans rendez-vous et, au cours des mois suivants, a été adressé à trois urologues différents, chaque fois de façon de plus en plus urgente. Il était devenu clair que quelque chose n’allait pas du tout.
Les antécédents médicaux de Greg étaient éparpillés dans différents dossiers aux endroits où il avait vu un médecin. En l’absence de dossier unique, personne ne pouvait avoir une vue d’ensemble. Si ce dossier unique avait existé, il aurait contenu toutes les pièces du casse-tête révélant un cancer traitable, qui se développait dangereusement dans le corps de Greg.
Lorsque les symptômes sont devenus évidents, il était trop tard. Quatorze mois après sa première visite chez le médecin, Greg est décédé d’un caillot sanguin (une complication du cancer métastatique des testicules qui s’était répandu dans tout son corps), allongé au sol dans la maison de ses parents, alors que son père effectuait sur lui des compressions thoraciques. C’était le 19 mai 2012. Il avait 31 ans.
Dans les années qui ont suivi la mort de Greg, sa famille, dévastée, s’est employée à accélérer la transformation des systèmes de santé canadiens. Ses membres ne veulent voir personne d’autre « passer entre les mailles du filet » – c’est le titre du film qu’ils ont réalisé sur l’histoire de Greg. Depuis plus de dix ans, ils rencontrent régulièrement des administrateurs de structures de santé, des médecins, des étudiants et des défenseurs de la cause des patients pour faire pression en faveur de plus de sécurité. Un élément clé de leur vision : un dossier patient électronique universel, qui serait accessible à tous les fournisseurs de soins de santé.
« Ce n’est pas que la technologie n’existe pas », explique Teri Price, la sœur de Greg. « Le problème, c’est que nous avons besoin de l’adhésion des gens. »
Dans ce pays, la tenue des dossiers médicaux a longtemps reposé sur des systèmes papier. Mais alors que les régions sanitaires commencent à passer aux dossiers numériques, le dossier patient électronique unique pour tout le monde n’a pas encore vu le jour. Au contraire, la plupart des Canadiens ont aujourd’hui plusieurs dossiers médicaux, stockés en pièces détachées, sur papier et sous forme numérique, dans différents hôpitaux et cliniques, sans qu’ils aient le droit de se les approprier. Les nouvelles technologies présentent des atouts considérables, mais au Canada, elles sont entravées par les faiblesses de notre ancien système.
L’histoire médicale de chaque personne est unique. Elle commence à la naissance – et même avant, pour les problèmes de santé d’origine génétique – et se termine à la mort. Tout au long de la vie, un ensemble de renseignements médicaux s’accumulent au fil des visites effectuées chez les différents fournisseurs de soins. La personne a-t-elle eu la varicelle dans son enfance? A-t-elle subi un traumatisme à la naissance? A-t-elle besoin d’un vaccin contre le tétanos? Quels ont été les résultats de son dernier frottis vaginal? Voilà quelques exemples d’indices nécessaires pour résoudre les grandes énigmes. Il est irresponsable de ne pas rassembler les pièces du casse-tête. Des études nous apprennent que les systèmes de santé qui ne s’appuient pas sur des renseignements médicaux intégrés font planer des « menaces sur la sécurité des patients »[25]. Nous le savons également grâce à Greg Price et à d’autres personnes comme lui.
Depuis la mort de Greg, l’Alberta s’emploie à mettre en place un système de dossiers médicaux électroniques appelé Connect Care, un dossier médical unique pour chaque patient qui couvre les soins dispensés dans les établissements du système de santé provincial. Mais ce dossier n’inclut pas encore les visites chez les médecins de première ligne.
La création par l’Alberta d’un dossier patient compatible et connecté marque un progrès essentiel, qui s’inscrit dans la démarche de rattrapage dont nous avons besoin (au Canada, l’accès aux dossiers patients électroniques est assuré au Québec, en Nouvelle-Écosse, en Alberta et en Saskatchewan[26]). C’est un accomplissement qui découle d’une tragédie et que chaque province et territoire doit faciliter, mais nous ne pouvons pas nous en tenir là. Les données ont un potentiel énorme pour améliorer la santé de la population et empêcher des tragédies évitables comme celle qui a coûté la vie à Greg Price.
Le rattrapage et le bond en avant
Le système des dossiers patients informatisés du Canada doit donner la priorité à la collecte de données cohérentes et connectées dans un format qui peut être partagé entre les institutions et les juridictions. Un dossier médical doit contenir toutes les visites d’un patient à un prestataire de soins, de la naissance à la mort, y compris les visites à des pharmacies, des physiothérapeutes et des équipes de soins primaires hors hôpital.
Il s’agit là d’une exigence minimale pour un système raisonnablement moderne. Rien de particulièrement innovant n’est nécessaire. Le système existe déjà en Israël, en Alaska et dans d’autres pays. Comme nous l’avons vu, il se met en place ici, au compte-gouttes. Il s’agit maintenant d’en régulariser et d’en systématiser l’installation pour aller rapidement au-delà des meilleures pratiques actuelles afin que nous puissions, dans les meilleurs délais, nous hisser aux premiers rangs.
Garantir un accès numérique 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 au dossier médical – et être en mesure d’accorder cet accès à d’autres personnes – est un service médical essentiel. La famille de Greg Price le sait. Les professionnels de la santé le savent. Nous le savons tous. Nous ne pouvons en aucun cas nous en tenir au statu quo. Il n’est pas uniquement question d’inconvénients ou de problèmes d’efficacité. Comme le montre l’histoire de Greg Price, c’est parfois une question de vie ou de mort.
Trop souvent, pour trouver des informations sur leurs propres antécédents médicaux, les patients doivent encore errer dans un véritable labyrinthe fait de demandes de consultation par télécopie et de données enfouies de longue date dans des dossiers papier. La propriété des données est à la base d’un système de santé centré sur la personne; tout est là et tout part de là. Mais les données doivent également être mises à profit, ce qui nécessite un système entièrement réseauté, équipé pour communiquer avec lui-même à tout moment et de toutes les façons possibles.
En mettant en place ce système, nous devons déterminer la façon dont ce bond en avant tiendra compte des particularités canadiennes, notamment la réconciliation, la diversité et le fédéralisme.
La souveraineté des données médicales
Les populations autochtones sont particulièrement vulnérables à certaines pathologies. Pour prévenir, diagnostiquer et traiter les maladies, il faut donc adapter les études et les traitements, et recueillir des données. En outre, de nombreuses communautés autochtones se trouvent à l’écart des grands centres et seraient donc les premières à bénéficier des technologies et procédures numériques fondées sur les données.
Les principes de PCAP des Premières Nations (propriété, contrôle, accès et possession) établissent la manière d’utiliser et de partager les données des Premières Nations à l’intérieur et à l’extérieur des communautés[27]. Ces principes constituent un outil précieux pour la gouvernance de l’information. En premier lieu, ils définissent la relation entre le chercheur et l’information; ils fournissent également des réponses adaptées qui sont en accord avec les savoirs traditionnels et protègent la souveraineté autochtone. Le bond en avant doit en tenir compte.
En ce qui concerne la diversité, il est aujourd’hui établi que des personnes d’origines différentes ont une propension variable à des états de santé particuliers et ont donc besoin de plans de traitement différents. Prenons le cas de Heather Campbell. Cette ingénieure de Calgary s’est découvert une grosseur dans un sein à l’âge de 44 ans, avant sa première mammographie de dépistage. Mme Campbell, qui est noire, pense que son cancer aurait été diagnostiqué plus tôt – et qu’elle aurait échappé à un traitement éreintant qui l’a rendue stérile – si des données relatives aux groupes ethniques étaient collectées dans tout le Canada et utilisées pour remédier aux inégalités.
Après tout, des études menées ailleurs indiquent que chez les femmes noires, le cancer du sein est souvent diagnostiqué à un plus jeune âge et à des stades plus avancés, et est d’un type plus dévastateur que chez les autres femmes. Or, nous manquons de données fiables sur l’ensemble de la population canadienne. Le cadre EGAP (engagement, gouvernance, accès et protection) a été créé pour guider la collecte, la gestion et l’utilisation des données raciales des communautés noires à travers le Canada[28]. Ce modèle solide doit faire progresser l’équité en matière de santé et éliminer le racisme anti-Noirs dans le domaine médical.
« Le cancer du sein est un exemple parfait de cas où la collecte de données et la ventilation des données raciales et d’autres critères démographiques pourraient améliorer les résultats médicaux pour les femmes noires », explique Mme Campbell.
L’engagement fédéral-provincial et l’interopérabilité
Autre particularité canadienne, le fédéralisme : les rôles respectifs des gouvernements national et provinciaux doivent être clairement définis. La législation canadienne sur l’aide médicale à mourir offre un exemple récent de la manière de délimiter les responsabilités. Le gouvernement fédéral a défini des normes pour l’administration de l’AMM et la collecte de données connexes, tandis que les provinces et les territoires jouissent d’une autonomie dans la mise en œuvre de ces normes.
Dans le même temps, nous devons faire preuve d’imagination en matière d’interopérabilité afin que les données puissent circuler là où elles sont nécessaires, quand elles sont nécessaires. Il ne faut pas les confiner dans un seul système hospitalier, mais au contraire les rendre facilement accessibles partout, y compris dans les services à domicile et de proximité, et au-delà des frontières provinciales.
Le dernier point est essentiel. En vertu de la Constitution, la fourniture de services de santé est, à quelques exceptions près, de responsabilité provinciale. Mais la Charte des droits codifie également que « tout citoyen canadien et toute personne ayant le statut de résident permanent au Canada ont le droit de se déplacer dans tout le pays et d’établir leur résidence dans toute province ». Selon Statistique Canada, environ 350 000 personnes ont déménagé de façon permanente d’une province à une autre en 2022, et des millions de visites sont effectuées chaque année dans une autre province. Logiquement, la liberté de circulation devrait s’étendre aux dossiers médicaux d’une personne, qui devraient être accessibles, quel que soit l’endroit où cette personne se trouve à un moment donné.
Nous pouvons nous inspirer de la loi américaine sur les soins du XXIe siècle (21st Century Cures Act), qui a abattu les murs érigés par les opérateurs de soins de santé entre les systèmes informatiques exclusifs et établi des normes qui permettent le partage des données entre les différents systèmes. Cette loi a relevé le défi de l’interopérabilité – la capacité d’accéder aux données médicales et de les transférer d’un système à l’autre dans un format sécurisé et convivial – en interdisant le blocage des renseignements et en établissant des pénalités dissuasives en cas de non-conformité. Sans une telle approche, le potentiel des données médicales pour le bien public ne peut s’actualiser pleinement. Toute réforme crédible doit absolument proscrire le blocage des données – qu’il soit le fait de fournisseurs, d’institutions ou de juridictions – et garantir la transférabilité des données.
Recommandations
Permettre aux Canadiens de posséder leurs propres données de santé et d’accéder à celles-ci numériquement
Tous les Canadiens ont le droit d’accéder à leurs propres données médicales numériques et de les gérer, sans frais supplémentaires. Les données anonymisées et agrégées continueront d’être essentielles à la recherche et à l’innovation, à l’élaboration de bonnes politiques, à l’amélioration des performances du système et à la planification. Tous les dossiers de santé devraient être accessibles numériquement d’ici à 2028.
1. Le gouvernement fédéral devrait inscrire dans la législation et mettre en œuvre la Charte pancanadienne des données sur la santé afin de fournir la base législative pour les données de santé numériques.
2. Le gouvernement fédéral de même que les provinces, les territoires et les communautés autochtones devraient investir dans des plateformes médicales numériques.
3. Les Canadiens devraient avoir la possibilité de choisir l’option de retrait, puisqu’ils ont la propriété de leurs données et le droit de consentir ou pas au partage de ces données.
4. Les gouvernements provinciaux et territoriaux devraient publier une déclaration des droits des patients sur leurs données de santé qui soit pleinement conforme à la législation fédérale sur la propriété des données et le contrôle de l’accès à celles-ci.
5. Les gouvernements provinciaux et territoriaux devraient fournir aux Canadiens un rapport annuel indépendant sur les progrès réalisés en matière d’accessibilité et de propriété des données de santé, en coordination avec l’Institut canadien d’information sur la santé.
6. L’accès aux données de santé ne devrait pas dépendre d’un seul fournisseur, d’un seul prestataire ou d’un seul système centralisé, mais plutôt être interopérable entre plusieurs systèmes tout au long d’un continuum de soins.
7. Les gouvernements doivent promouvoir le savoir-faire en matière de données comme étant essentiel à l’amélioration des résultats dans le domaine de la santé.
8. Les gouvernements devraient reconnaître la souveraineté des peuples autochtones en matière de données de santé et intégrer les principes de PCAP dans la gestion des données.
Adopter des normes communes pour les données de santé et garantir l’interopérabilité afin d’améliorer les performances du système de santé et les résultats pour les patients partout au Canada
Toutes les personnes qui participent à la fourniture des soins de santé (cliniciens, prestataires, institutions) doivent pouvoir accéder aux données et les partager, à la fois pour aider leurs patients et pour améliorer la prestation des services en santé.
9. Des définitions claires et des normes communes concernant les données de santé doivent figurer dans tout cadre législatif sur la santé numérique.
10. Le Canada doit donner la priorité aux garanties nationales pour la collecte, l’analyse, le partage et l’utilisation des données de santé. Il s’agit notamment d’examiner la sécurité sanitaire sous l’angle de l’équité en tant qu’élément essentiel de la garantie. La confidentialité et la sécurité des données de santé doivent être préservées de manière à maximiser les avantages pour les individus et pour la communauté dans son ensemble (lorsque les données de santé sont évaluées sur des plateformes privées, par des chercheurs, des établissements de soins de santé, des compagnies d’assurance ou des gouvernements).
11. Le gouvernement fédéral doit faciliter l’interopérabilité des dossiers patients informatisés et légiférer en cette matière, selon les ententes conclues avec les provinces, les territoires et les communautés autochtones, afin de garantir l’accessibilité dans toutes les juridictions, conformément à la Loi canadienne sur la santé (1984).
Adopter, d’ici à 2028, des plateformes de données et des solutions numériques pour améliorer l’efficacité et les services
Les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux doivent faciliter le passage à un système de santé numérique fondé sur les données.
12. Les gouvernements doivent s’engager à l’élimination du papier, à l’interopérabilité et à un accès transparent pour les utilisateurs d’ici à 2028, en commençant par éliminer la transmission de renseignements médicaux par télécopie en 2024 cette trace écrite parallèle pouvant par ailleurs entraîner des erreurs de saisie et des omissions importantes.
13. Les gouvernements provinciaux et territoriaux devraient mettre en place des systèmes de prise en charge numériques centralisés permettant d’indiquer aux patients et à une équipe interprofessionnelle intégrée de soins primaires les rendez-vous offerts.
14. Les consultations, demandes de consultation et ordonnances électroniques devraient être accessibles par tous les fournisseurs de services cliniques sur des plateformes de santé numériques entièrement interopérables.
15. Le gouvernement fédéral doit faire de la santé numérique un élément majeur de sa stratégie globale en matière d’intelligence artificielle et, ce faisant, être un chef de file dans le débat international sur les meilleures pratiques et les normes.
16. L’acquisition de technologies de santé doit être coordonnée, rationalisée et efficace.
Veiller à ce que tous les gouvernements modernisent leur réglementation et facilitent l’adoption des avancées technologiques en matière de santé numérique afin de s’assurer que le Canada ne soit pas laissé pour compte
Les applications médicales mobiles permettent aux individus de s’impliquer dans leur santé et leur bien-être et de fournir des données et des renseignements détaillés en cas de besoin.
17. Il faut continuer à soutenir et à encourager (par des mesures fiscales ou des rabais) l’utilisation d’ordinateurs prêt-à-porter dans le cadre d’une évolution cruciale des soins de santé, qui de réactifs, deviendraient plus prédictifs et proactifs, permettant une prise de décision et une affectation des ressources plus éclairées.
D’une durée d’un an, le projet « Reprendre en main les soins de santé » du Forum des politiques publiques vise à recueillir et à promouvoir les meilleures idées concernant les mesures nécessaires pour résoudre la crise des soins de santé au Canada. Le présent document a reçu l’approbation des membres du groupe consultatif principal du projet :
- Dre Victoria Lee (MD, MPH, MBA, CCFP, FRCPC, Professeure agrégée de clinique, Université de la Colombie-Britannique Professeure adjointe, Université Simon Fraser
- Dr Vivek Goel – Président, Université de Waterloo
- Dre Jane Philpott – Doyenne de la Faculté des sciences de la santé, directrice de l’École de médecine, Université Queen’s
- Dre Sabrina Wong, Codirectrice, Canadian Primary Care Sentinel Surveillance Network, Colombie-Britannique, Université de la Colombie-Britannique
- David MacNaughton, Président-directeur général, Palantir Canada, Sonia Kumar, Directrice générale, Body Brave
- Georgina Black, Associée directrice, Gouvernement et services publics, Deloitte
- Karen Oldfield
- Présidente-directrice générale, Régie de la santé de la Nouvelle-Écosse
Notes en fin de texte
- Le panel d’experts ou groupe consultatif principal (« Core Advisory Group – CAG ») est composé des personnes suivantes : Dre Victoria Lee (Fraser Health), David MacNaughton (Palantir Canada), Jodi Butts (WATSON Advisors), Dre Jane Philpott (Université Queen’s), Dre Verna Yiu (Université de l’Alberta), Dr Vivek Goel (Université de Waterloo), Dr Alika Lafontaine (Association médicale canadienne), Dr Bob Bell (Université de Toronto), Dre Danielle Martin (Dalla Lana School of Public Health), Karen Oldfield (Régie de la santé de la Nouvelle-Écosse), Dr Kwame McKenzie (Wellesley Institute), Sonia Kumar (Body Brave), Dre Sabrina Wong (Canadian [https://cpcssn.ca/ It says Canada in the source] Primary Care Sentinel Surveillance Network, Colombie-Britannique). ↑
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