Une réflexion fort opportune sur la manière dont le Canada peut renforcer sa compétitivité
Edward Greenspon sur Une nouvelle étoile polaire IIAlors que les gouvernements ont dû brusquement stopper l’économie en mars 2020 pour ralentir la propagation de COVID-19, les économistes se sont concentrés sur deux questions :
- comment relancera t-on l’économie après la crise? Et;
- en quoi différera t-elle de l’économie pré-COVID-19?
Puisque les économies sont par définition des créatures dynamiques, il est en effet difficile d’imaginer qu’elles ré-émergeront intactes après la crise. Il importe donc de se demander quelle genre d’économie nous voulons à la sortie de la crise et ce que nous devons changer pour y arriver.
Une profonde et rapide transformation de l’économie, semblable à la révolution industrielle du XIXe siècle, générait d’ores et déjà des pressions politiques depuis quelques années, bien avant la pandémie de la COVID-19. L’essor d’internet (ainsi qu’une foule d’autres avancées scientifiques et technologiques) a bousculé bon nombre de postulats, tout comme l’incroyable ascension de la Chine et le désengagement relatif des États-Unis, de plus en plus insulaires. Les analystes nous mettent de plus en plus en garde contre un éclatement des biens communs mondiaux en des camps rivaux engagés dans une lutte acharnée pour la supériorité économique et stratégique, ces derniers essayant de se procurer un avantage par une innovation toujours plus avant-gardiste de leurs normes et plateformes technologiques. Lorsque la crise de la COVID-19 est survenue, elle n’a été qu’un facteur d’accélération d’un processus qui exerçait déjà des pressions sur la mondialisation.
C’est dans ce contexte que le Forum des politiques publiques (FPP) publie Une nouvelle étoile polaire II : Une stratégie industrielle axée vers les défis. Ce rapport d’analyse offre une réflexion fort opportune sur la manière dont le Canada peut renforcer sa compétitivité à une époque marquée par l’émergence d’une économie immatérielle et une complexité accrue du paysage géopolitique.
Nous aimerions croire que les bouleversements sanitaires et économiques engendrés par la COVID-19 inciteront les dirigeants de la planète à réfléchir et, comme ce fut le cas après la Seconde Guerre mondiale, à accorder plus de poids au renforcement de la collaboration à l’échelle mondiale. Tel un scénario de science-fiction, la pandémie amènerait les nations à se rallier contre les envahisseurs. En réalité, il est plus probable que cette crise affaiblisse davantage les institutions d’un ordre mondial inclusif, en faveur d’une polarisation du monde en deux camps : l’un mené par les États-Unis et l’autre, par la Chine. Voilà deux rivaux à la recherche d’avantages stratégiques, qui sèment l’incertitude et la méfiance parmi les nations. (Un modèle modéré européen s’interposera peut-être, sans pour autant avoir la puissance des deux premiers.)
Quoiqu’il en soit, le Canada doit composer avec l’affaiblissement de deux de ses piliers stratégiques traditionnels : l’engagement des États-Unis à assurer notre bien-être et le contrepoids d’un système multilatéral performant. Le gouffre qui sépare désormais les États-Unis et la Chine a compromis les perspectives d’une troisième option furtive. Si la protection de nos intérêts nous oblige à toujours agrandir notre cercle d’amis – et non l’inverse – au sein de la famille des nations, le désir d’une plus grande diversification se heurte inexorablement au réalisme géographique dans un monde où il faut désormais choisir son camp.
Une nouvelle étoile polaire I a brillé par une démonstration inédite de la manière dont les politiques publiques prenaient du retard sur l’essor de l’économie immatérielle, présente dans tous les secteurs, de la technologie aux ressources naturelles. Les auteurs Robert Asselin et Sean Speer y expliquaient que de nouveaux impératifs exigeaient que le Canada trouve un nouveau consensus sur les politiques en matière notamment de propriété intellectuelle, d’investissements étrangers, de souveraineté des données et de développement d’une main-d’œuvre hautement talentueuse et compétente.
Dans ce second volume, les auteurs, rejoints cette fois par Royce Mendes, économiste à CIBC, continuent de suivre la piste de l’économie immatérielle tout en tournant leur regard directement sur les implications des forces du changement géopolitique pour le Canada. Ils dépeignent la dynamique tendue et axée sur la technologie entre les deux grandes puissances de l’heure comme ayant imposé un mariage forcé entre sécurité nationale et compétitivité, brouillant ainsi les frontières entre le politique et l’économie, entre les affaires intérieures et extérieures. Les tergiversations du Canada autour d’une politique de la 5G en fournissent un bon exemple.
Par conséquent, avant même qu’on parlait de la COVID-19, les auteurs attiraient déjà l’attention sur l’émergence de forces gravitationnelles incitant les États-nations à réaffirmer leur rôle comme architectes résolus de leur propre avenir. Selon eux, c’est particulièrement le cas du Canada qui « ne peut pas compter sur les sources traditionnelles d’activité économique ni sur les États-Unis, la Chine ou un cadre mondial libéral » pour défendre sa compétitivité. « Les milieux politiques canadiens doivent assumer cette responsabilité. » Ces tendances, avancent-ils, confirment la fin de la politique consensuelle du laissez-faire économique, prédominante depuis la fin des années 1970. Le consensus de Washington a joué sa partition mais n’est plus, selon eux, à la hauteur d’offrir un avantage aux différents pays. D’où le retour des politiques industrielles, dans une version modernisée.
Commandé par le FPP dans le cadre de son travail continu sur les déterminants sociaux et économiques de la croissance et de la compétitivité, et, par association, sur les changements géopolitiques, le présent rapport témoigne de notre engagement à servir de groupe de réflexion sur l’avenir.
Les auteurs soulèvent d’importantes questions sur la mesure dans laquelle les défis de la compétitivité du Canada peuvent être relevés adéquatement moyennant des politiques conçues pour une époque précédant l’économie immatérielle. Cette époque a atteint son apogée entre l’effondrement de l’Union soviétique et l’ascension incroyable de la Chine comme première économie du monde.
Peu surprenant, leur plaidoyer pour une politique industrielle modernisée et améliorée a suscité un vif débat lors des trois tables rondes sur la compétitivité organisées par le FPP à Montréal, Toronto et Vancouver. Certains ont défendu la supériorité persistante du consensus de Washington, en avertissant que davantage d’intervention gouvernementale conduirait inévitablement à des distorsions politiques et à un ralentissement de la croissance. Puis, il y a eu ceux que j’appellerais les réfugiés réticents du consensus de Washington, qui ont reconnu que les nations disposant d’une stratégie industrielle cohérente semblent surpasser celles qui n’en ont pas.
Quelle que soit leur position, la plupart des gens s’accordent sur le fait que la crise de la COVID-19 a mis en relief un ensemble de pressions nouvelles. Dans quelle mesure les nations peuvent-elles continuer à se fier aux chaînes d’approvisionnement mondiales pour les biens essentiels? Et qu’est-ce qui constitue dorénavant un bien essentiel? Les équipements de protection individuelle occupent-ils désormais les premiers rangs tandis que l’acier, lui, a glissé au classement? De toute évidence, tout gouvernement qui ne fait pas davantage peser la balance du côté de l’autosuffisance se rendrait vulnérable.
Chose certaine : plus que de nous relever, nous avons besoin de reconstruire. Si nous nous contentons de simplement remettre en place les vieux schémas d’une économie déjà sous pression, nous manquerons une occasion de réfléchir autrement aux défis politiques qui s’imposent, à savoir :
- comment décarboniser le secteur pétrolier et gazier tout en multipliant les chaînes locales d’approvisionnement à valeur supérieure;
- comment mettre à profit notre électricité propre et trouver des niches mondiales dans le secteur des technologies propres;
- comment développer des infrastructures numériques qui renforcent notre compétitivité dans l’économie numérique et permettent aux Canadiens et Canadiennes dans toutes les régions de contribuer à l’essor de cette économie;
- comment promouvoir des services numériques commercialisables au-delà des frontières en créant moins de frictions qu’avec les marchandises tangibles;
- comment mettre en place des systèmes de propriété intellectuelle et de gestion des données qui favorisent la croissance locale sans exclure le savoir-faire mondial;
- comment diversifier nos risques à l’exportation à l’ombre d’une nouvelle rivalité géopolitique, et renforcer notre position face aux décisions arbitraires des États-Unis.
Le monde déborde de questions nouvelles et urgentes – et les auteurs avancent, à contrecœur, que l’État devra surmonter sa propre réticence et faire davantage partie des solutions. Tout en admettant que les politiques industrielles antérieures ont souvent engendré l’inefficacité et la recherche de rentes, ils maintiennent que la solution pour le Canada n’est pas de choisir de s’en passer :
«Cette attitude a malheureusement amené le Canada à embrasser le pire des deux mondes : il n’a ni politique du laissez-faire ni politique industrielle. » – Sean Speer, Robert Asselin et Royce Mendes
Dans la dernière partie du rapport, ils entreprennent d’établir une approche pour le Canada de choisir les priorités qui devraient faire partie d’une nouvelle stratégie industrielle. Leur formulation est conçue pour éviter une impasse dirigiste tout en fournissant une définition aux décideurs politiques chargés de déterminer comment et où utiliser les ressources de l’État. Ce chapitre pourrait bien être celui qui suscitera le plus de débats parmi les lecteurs. Nous espérons vous faire réagir – un bon débat s’impose.
En tant que président et directeur général d’un groupe de réflexion sur les politiques appliquées qui cherche à promouvoir le débat d’idées nouvelles par la participation d’un éventail de théoriciens, de praticiens et de décideurs, je tiens à exprimer la gratitude du FPP envers MM. Asselin, Speer et Mendes pour avoir relevé le défi. Je remercie également la responsable des politiques Andrée Loucks qui les a guidés dans leur parcours, la rédactrice Allison Jane Smith et les autres membres de notre équipe qui ont contribué de bien diverses façons.